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Dans nos archives, un entretien avec le philosophe Alain Badiou, paru dans le numéro 15 de la revue Contretemps (1ère série), en février 2006. 

 

Daniel Bensaïd – Dans le Manifeste pour la philosophie, tu t’insurgeais contre les philosophes contemporains qui, « prenant sur leur dos le siècle », auraient décidé de plaider coupable, et contre l’idée que la philosophie serait désormais impossible. Tu y voyais un renoncement au souci de vérité universalisable, une capitulation devant le despotisme des opinions. Revendiquant un « geste platonicien », tu déclarais ta volonté de « manifester sous le drapeau de Platon[1] » et proclamais l’ambition d’une philosophie définie comme « une éclaircie d’éternité ». Ne reprends-tu pas ainsi la vieille confrontation du philosophe et du sophiste ? Si ta critique de la sophistique moderne, « langagière, esthétisante, démocratique » paraît amplement fondée, ne conduit-elle pas, dans une version actualisée de leur confrontation, à se ranger du côté du clerc Benda contre le militant Nizan ? Dans Conditions, tu rappelles pourtant que le sophiste est l’autre nécessaire du philosophe, « requis pour que la philosophie tienne son éthique ». Plutôt que de penser le philosophe et le sophiste, le sociologue et le doxosophe, comme deux figures exclusives du savoir, la position du militant ne s’inscrit-elle pas dans leur face à face et dans leur tension ?

Alain Badiou – Tout le point est que, pour moi, un changement réel, non pas tant « du » monde que d’un monde, est l’effet d’un processus de vérité. Je clarifie dans le livre que je viens d’achever, Logiques des mondes, la distinction requise entre quatre types de changement : la modification, qui n’est que conformité réglée aux lois transcendantales du monde considéré ; le fait, qui requiert un vrai « bougé » local, mais qui, ni dans sa puissance propre, ni dans celle de ses conséquences, ne requiert une transformation générale des lois ; la singularité faible, qui se manifeste avec puissance, mais dont les conséquences restent canoniquement réglées ; enfin la singularité forte, ou événement, qui modifie le régime de l’apparaître des multiplicités dans le monde, tant par sa puissance propre que par la force en quelque manière déroutante de ses conséquences. Un processus de vérité est au fond la synthèse subjectivée des conséquences d’un événement. Si l’on admet que la philosophie est la servante des vérités, en les identifiant dans leur forme et en examinant leur contemporanéité, alors il est clair qu’elle est aussi la servante des vérités politiques. En ce sens, elle contribue au changement du monde. Elle est militante, au sens de Nizan contre Benda, tout simplement parce que le sujet qui s’induit d’un processus de vérité est militant en un sens précis : il est sous l’impératif de continuer à s’incorporer au processus. On peut aussi dire que la philosophie est toujours l’éclaircie d’une discipline.

 

La mathématique constitue à tes yeux le modèle même de la rupture envers l’opinion, puisqu’il n’y a pas d’opinions mathématiques. Si l’opinion et le commerce ont partie liée, et s’il n’est pas, pour toi comme pour Platon, de « philosophe commerçant », l’identité de l’opinion et du commerce n’est-elle pas discutable. À lier ainsi la philosophie à une éternité et à une vérité sans histoire(s), ne retombes-tu pas dans le fétichisme philosophique des professeurs. Comment rejeter radicalement le jeu des opinions aux enfers des vérités relatives, sans instruire dans la foulée le procès de toute démocratie associée à « la tyrannie du nombre » ?

J’ai explicitement critiqué la tyrannie du nombre, de façon argumentée, dans tout le début de mon livre précisément consacré au concept de nombre (Le Nombre et les nombres, 1991). Je n’accepte aucunement que la justice, ou la justesse, d’une politique soit du côté du nombre, et la règle majoritaire, dont je vois bien qu’elle peut être une commodité étatique, un artifice de paix pour la gestion des affaires, n’a rien à voir avec les processus de vérité. En ce sens, je ne suis pas démocrate. Je peux même dire volontiers, comme Wittgenstein parlant de Staline, « le despotisme ne me gêne pas ». Ce qui compte est ce qui est fait et déclaré, non la forme numérique de l’action. Car la justice d’une politique s’évalue en immanence à son procès. Ceci dit, les opinions, en politique, sont comme l’élément, le matériau, des déclarations politiques fondées. Il faut les connaître, il faut enquêter sur elles, il faut les diviser, il faut dégager, dans ce que disent les gens, le noyau inaperçu tourné vers une incorporation partielle au Vrai. C’est une part essentielle de la patience militante. À la fin cependant, l’énoncé politique n’est pas, comme l’opinion, dans une structure de répétition ou d’imitation. Il est une prescription, dont la vérité est suspendue aux conséquences réelles qu’elle entraîne. Au plus loin d’un retranchement philosophique, la conception que je me fais de la politique est toute entière dans le registre du parti, de l’organisation des conséquences, du processus imprévisible. Elle est militante de part en part.

 

Pas plus que ton Saint Paul tu ne crois à la possibilité d’une vérité historique et tu refuses que la vérité puisse relever de l’histoire ou de la mémoire. À supposer que la vérité, à laquelle tu n’entends pas plus renoncer qu’à l’universel, soit de l’ordre de l’événement, quel rapport cet événement qui fait trou dans la routine des travaux et des jours, entretient-il avec ses conditions de possibilité ? Autrement dit, de quelle continuité est-il la discontinuité ?

Il est la discontinuité de la continuité d’un monde. Dans L’Être et l’Événement, j’ai donné les lois ontologiques d’une situation, ou d’un monde (présentation du multiple, représentation des parties, loi d’excès de la représentation sur la présentation, etc.). Dans Logiques des mondes, j’en donne les lois logiques: cohésion des apparences, régimes de la négation, rationalité des identités et des différences… Je crois avoir une théorie très solide et assez nouvelle de ce que c’est qu’un monde pour lequel il y a événement. C’est d’autant plus important que les conséquences subjectivées de l’événement sont inscrites dans un monde, sont aux prises avec les règles et les inerties de ce monde.

 

Dès les premières pages du Saint Paul, tu te proclames « héréditairement irreligieux » et déclares ne rien reconnaître de sacré. Faute d’approfondir cette question, ne flirtes-tu pas cependant avec une idée théologique de l’événement ? Lorsque tu invoques « le lien entre la grâce événementielle » et « l’universalité du vrai », l’événement s’apparente directement à la révélation, semblable au « foudroiement » (c’est ton terme) par lequel Paul serait devenu sujet sur la route de Damas. Dans le Deleuze tu affirmes à nouveau ne reconnaître que deux questions sérieuses, « celle de la grâce » (ou de l’événement), et « celle du Tout ».

La sémantique religieuse ne tombe pas du Ciel, comme elle le croit ! Elle touche à un réel travesti, comme tous les penseurs de la politique l’ont expérimenté. Que se passe-t-il quand quelqu’un devient pour la vie militant parce qu’il y a eu le Front Populaire et la guerre d’Espagne (mon père) ou Mai 68 (moi) ? Qu’est-ce qui s’oppose à nommer « grâce » la réorientation d’une subjectivité par la puissance de dérèglement d’une occurrence événementielle ? Le sujet se transforme, non parce qu’il voit ce qu’il y a (tout le monde le voit !), mais parce qu’il expérimente qu’il pourrait y avoir autre chose. C’est ce qu’il n’y a pas qui est important. L’apparition de ce qu’il n’y a pas, voilà l’origine de toute vraie puissance subjective ! Or ceci, qui ne requiert aucun surnaturel, a été nommé dans le contexte religieux « miracle », « grâce », etc. L’utilisation de ce lexique change agréablement du lexique militaire fatigué, celui des « offensives », des « rapports de force », des « camps », des « combats » et ainsi de suite. Dans tous les cas, ce sont des métaphores. Les miennes sont plus articulées aux zones conceptuelles qui m’intéressent, et qui touchent à une seule question : qu’est-ce que le surgissement d’une nouveauté ?

 

« Le nom poétique de l’événement est ce qui nous lance hors de nous-mêmes, à travers le cerceau enflammé des prévisions[2]. » Et qui fonde une fidélité. Il s’agirait donc de se rapporter à la situation selon l’événement. Être sujet, ce serait être saisi par une fidélité : « N’oublie jamais ce que tu as rencontré. » La fidélité est « rupture continue et immanente », dont la maxime éthique est l’impératif de « Continuer ! » On comprend cet impératif de résistance face aux restaurations thermidoriennes. Son corollaire est la trahison. Mais on ne trahit que ce à quoi on s’était engagé. Ce rôle révélateur de l’événement soulève le problème de l’attitude militante. Faut-il l’attendre patiemment ? Faut-il œuvrer à le faire advenir ? Tu récuses l’attente passive car « il est de l’essence de l’événement de n’être précédé d’aucun signe, et de nous surprendre de sa grâce[3] ». Pourtant, que faire, si nul signe n’annonce l’événement, s’il s’agit de lui rester disponible, s’il est détaché de toute détermination historique, non seulement intempestif, mais inconditionné, jailli de rien, faisant irruption dans le temps comme un missile d’éternité ? Et comment évaluer la portée de vérité d’un événement ? Comment discerner son simulacre, l’anecdotique élevé abusivement par l’opinion au rang d’événement, de l’événement authentique, capable de fonder une fidélité à la vérité qui s’y est subrepticement manifestée ?

Si on est militant, on est dans le très patient et interminable travail des conséquences. La maxime, je l’ai dit, est « continuer ! » Elle s’oppose clairement à toute doctrine de l’attente et de la passivité! Nous n’attendons nul signe, même si le déchiffrement et l’organisation militants des conséquences peuvent croiser des intensités neuves, relançant la conviction que des processus de vérité sont possibles. Les grèves de décembre 1995, le « non » au référendum sur la constitution européenne, peuvent bien être appelés « signes » (ce qui est du reste une continuation de la métaphorique « religieuse » !). Quant à la distinction entre « événement » et simulacre ou anecdote médiatique, j’en dirai deux choses. Il y a une théorie formelle de cette distinction, complètement déployée dans Logiques des mondes. Cette théorie concerne l’intensité d’apparition et la nature logique des conséquences. Mais il est vrai cependant que la formalisation venant toujours tard, il y a une dimension de pari, d’absence de garantie, qu’on ne peut éliminer. Le militant l’est à ses propres risques, même s’il consolide, chemin faisant, les raisons de tenir ce qu’il soutient pour fondé.

 

Sous la désignation péjorative de « gauchisme spéculatif », tu écartes l’idée d’un « commencement absolu ». Qui décide de l’événement, si c’est « dans la rétroaction de l’événement que se constitue l’universalité d’une vérité ». « Tout ce qui change n’est pas événement », dis-tu. Il y a donc des « événementialités obscures » ou des désastres qui ne produisent aucune vérité et n’appellent aucune fidélité. C’est la fidélité – la « fidélité à l’événement où les victimes se prononcent » – qui ferait l’événement ? Cercle vicieux ou prouesse dialectique? L’événement fonde la fidélité qui fonde rétroactivement l’événement ? Dialogue interminable entre acteurs et spectateurs, qui répond au dialogue permanent du philosophe et du sophiste?

Oui, c’est dans l’élément de l’interlocution des conséquences organisées d’un événement et des régimes d’opinion rencontrés, interlocution d’une vérité et des savoirs disponibles, que les choses avancent. Il y a tout de même un plan d’épreuve pratique des prescriptions inaugurales. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de commencement absolu. Le nouveau engendre du nouveau dans le monde, et non hors du monde. Cependant, il faut veiller à ce que la distance initiale établie entre l’événement et l’ordre du monde, sa loi, son État, soit maintenue. Le péril principal est toujours de se dissoudre dans la loi dominante, et que le processus de vérité soit recouvert par la résignation à ce qu’il y a. Je dirais que la tension principale de la vie militante est entre la nouveauté des prescriptions et des organisations et l’inertie du matériau mondain, la précarité des convictions, la tentation toujours active de la résignation. Combien de politiques ont fini dans la corruption ? Presque toutes, si l’on appelle « corruption » le devenir illisible ou complètement inactif des principes.

 

Tu donnes comme exemples d’événements « ce supplément hasardeux à la situation qu’on appelle rencontre » – « quelque chose qui est en excès sur la situation[4] » : l’invention scientifique, la rencontre amoureuse, ou la révolution, seraient ainsi « des événements séparateurs » (entre un avant et un après) et de « rares fragments de vérité[5]. » « Pour trancher quant à l’événement », et savoir s’il en est un, « il faudra une décision qui fixe le statut de l’inscription par le pari » : ce qui va subsister de l’événement, c’est « ce qui aura été décidé à son propos[6] ». Décider de l’événement, n’est-ce pas décider de l’indécidable ? On a parfois l’impression que cette notion d’événement, historiquement déracinée, flirte avec le décisionnisme, pourtant rarement évoqué dans tes textes, que ce soit pour s’en inspirer ou pour s’en distinguer.

Je vais sans doute me répéter, mais sous une autre forme. L’événement n’est nullement déraciné. Dans sa texture (les multiplicités qui le composent) comme dans ses effets (le type de transcendantal qu’il dérègle), il est entièrement assignable à un monde singulier. La notion d’Histoire porte sur un tout autre point. Elle prétend totaliser les situations dans une vision d’ensemble telle que la politique aurait à s’y inscrire, voire même à en dériver. C’est de cette totalisation que je déclare l’inexistence, et pas du tout des mondes réels et de leurs lois.

Sur la « décision », je fais volontiers une autocritique, du reste explicite dans Logiques des mondes. L’énoncé constitutif des effets de vérité d’un événement n’est pas une décision séparée. Il est partie intégrante de l’événement, sous la forme de la relève d’un inexistant du monde. L’événement fait exister de l’inexistant. C’est « nous ne sommes rien soyons tout », si tu veux. La logique de cette relève est assez complexe, mais n’implique plus une sorte d’archi-sujet décideur, comme c’était encore le cas précédemment, et comme, le premier, Lyotard me l’avait reproché.

 

Pour beaucoup, la révolution n’est souvent qu’une figure médiatrice, le nécessaire moment du négatif, qui compose avec la sagesse, et non une venue messianique ou une annonce prophétique. En tant que figure politique de l’événement, elle se définit comme « ce qui doit arriver pour qu’il y ait autre chose[7] ». Quel est ce « doit » impératif ? Nécessité historique ? Énoncé performatif ? Prédiction ? Si l’éternité n’existe pas et si l’infini est réservé aux mathématiques (soustrait au pathos romantique), quel rapport la vérité révolutionnaire de l’événement entretient-elle avec l’incertitude du devenir historique ?

« Doit » est ici purement formel : pour qu’il y ait autre chose que ce qu’il y a, il faut un événement. Lequel va faire être dans le temps, par l’incorporation à ses conséquences, une sorte d’éternité : celle d’une nouvelle vérité.

 

Tu dis que le problème entre nous — sans doute pas le seul – porte notamment sur les rapports entre la politique et l’histoire. Il faudrait « délivrer la politique de la tyrannie de l’histoire pour la rendre à l’événement », car « l’histoire n’existe pas, mais seulement l’occurrence périodisée des a priori du hasard[8] ». Nous pouvons être d’accord pour contester « le droit historiquement attesté de tirer des traites sur l’histoire » – attesté par l’existence de certains États. Nous contestons aussi que ce primat de l’histoire ait pu certifier le marxisme – un certain marxisme – comme pensée universelle. « La politique prime désormais l’histoire », insistait Benjamin, contre les quiétudes du prétendu « sens de l’histoire ». On ne peut prévoir que la lutte, ajoutait Gramsci. Non son issue. Mais si l’événement est détaché de ses déterminations historiques, si sa venue est aussi impromptue que celle d’un miracle, toute pensée stratégique devient inutile. Il n’y a plus que des séquences de fidélité, inaugurées par l’imprévisible de l’événement, qui s’achèvent sans que l’on puisse comprendre pourquoi, les processus historiques de préparation révolutionnaire comme de réaction étant également exclus d’une pensée purement événementielle. Si l’on fait l’économie d’une analyse historique des processus thermidoriens en Union soviétique ou en Chine, on est logiquement conduit à osciller entre l’idée que la réaction est la conséquence et la suite logique de l’événement lui-même (c’est la position de l’historiographie apologétique réactionnaire de Furet, et autres Courtois), et l’idée que la séquence ouverte par l’événement requiert une fidélité sans faiblesse jusqu’à sa cessation, ce qui fut l’alibi de toutes les inconditionnalités doctrinaires et de toutes les fidélités acritiques des « amis » de l’URSS ou de la Chine, soucieux de ne jamais hurler avec les loups. Les réveils n’en sont que plus douloureux et difficiles.

Eh bien oui, il n’y a pas d’état, ou d’État, final de quoi que ce soit. Je suis hégélien sur ce point, tout ce qui naît mérite de périr. Il n’y a que des « séquences », idée forte dont Sylvain Lazarus a le premier argumenté les raisons et les conséquences. Une séquence s’achève par saturation, ce qui veut dire en fait que la distance à l’état de la situation s’annule peu à peu. Plus philosophiquement : un régime de la représentation se soumet la forme neuve de présentation que le processus de vérité dépliait dans le monde. Mais cela n’a rien de pessimiste, pas plus que de constater qu’un régime de l’art (style classique en musique, peinture informelle, etc.) s’achève toujours. Car ce qui a été créé demeure tel, désormais ouvert, universellement, à la saisie des vérités telle qu’elle s’opère, ou peut s’opérer, de n’importe quel monde. Les révolutions bolcheviques ou chinoises sont paradigmatiques dans leur ordre propre, et la pensée politique peut et doit s’y rapporter, éternellement, tout comme un mathématicien peut et doit se rapporter aux corps théoriques mis en place par ses prédécesseurs, même s’ils sont enveloppés par des théories plus puissantes.

 

Le Militant est, dis-tu, la « figure que prend le sujet lorsqu’il émerge dans la politique ». Il tend ainsi, selon Emmanuel Terray, à reproduire la figure du prophète juif « tout entier voué au discours de la fidélité ». Sorte d’impératif sans récompense ni rétribution: « Fidélité à la fidélité et non à son résultat à venir. » Militant – résistant – par « engagement axiomatique » donc, plutôt que par morale ou par spiritualité. Par injonction logique et non par nécessité sociale. Finies les grandes espérances, place à une fidélité modeste : « Soyons politiquement des militants de l’action restreinte[9]. » Est-ce là une approche générale de la pratique politique, ou bien la théorisation d’une conjoncture défavorable, défensive, qui ne laisse guère d’autres possibilités que ces résistances moléculaires sans grands horizons stratégiques ?

Modeste ? Je crois que tenir quelques processus politiques à distance de l’État requiert aujourd’hui une très puissante conviction, et donc pas mal d’orgueil ! Plus que quand tout le monde est dans la rue… Et je n’aime guère le mot « résistance », toujours connoté négativement, et faisant comme si la substance affirmative de la politique n’existait pas. Or, tout énoncé crucial d’un processus politique, même local, est une affirmation neuve, non une négation simple. Dire « tout ouvrier qui est ici est d’ici », c’est bien plus que « résister » aux lois scélérates contre les sans-papiers.

 

Mon but dis-tu, est de « desceller le thème léniniste du parti de son image marxiste-léniniste et de son mythe stalinien », en insistant sur sa « porosité à l’événement » et sa « souplesse dispersive au feu de l’imprévisible[10] ». Le parti n’est plus alors pensable comme une « fraction compacte », mais comme une « présence infixable ». Sa fonction n’est plus de représenter, mais de « délimiter la classe ». Contre l’image du parti monolithique et du parti de fer, tu évoques ainsi positivement le bolchevisme disparate de 1917. Mais ne cèdes-tu pas à la tentation de remplacer l’orthodoxie politique par une orthodoxie philosophique. L’organisation politique se définirait ainsi comme « un appareil à événement, à risque, à pari », ou « organisation du futur antérieur », incompatible avec la notion ordinaire de parti[11] : « La question à l’ordre du jour serait alors celle d’une politique sans parti. Ce qui ne veut nullement dire inorganisée, mais organisée à partir de la discipline de pensée des processus politiques, et non selon une forme corrélée à celle de l’État[12]. » Le parti serait donc, constitutivement, du côté de la conservation. Alors que l’événement, politisé par l’intervention, « est toujours un coup de dés ». L’issue de la lutte n’est en effet jamais jouée. Sans garanties historiques le sujet politique n’existe en effet « que dans une forme de pari », de « long pari » référé à l’événement, aux antipodes de la simple gestion du nécessaire. Ce pari raisonné ne devrait-il pas se distinguer cependant de l’aventure ? L’idée fondatrice de l’Organisation politique, est celle « d’une politique sans parti[13] ». S’agit-il d’une simple formule ? Qu’on appelle organisation, parti, mouvement, ou ligue, c’est toujours affaire de rapports de forces et pas seulement de vérité. Une politique sans parti serait à mes yeux une politique sans politique, l’attente sans stratégie d’un événement sans histoire.

Distinguons « parti », forme spécifique de l’action politique collective, invention spéciale qui date de la fin du XIXe siècle, du thème tout à fait général de l’organisation. Toute politique est organisée, cela ne fait aucun doute. Mais « parti » renvoie à bien autre chose que le seul motif de l’organisation. « Parti » veut dire : organisé pour le pouvoir d’État. Aujourd’hui, cela prend la forme obligée de la machinerie électorale, des alliances, de la « gauche unie » et autres fariboles au travers desquelles chemine l’éternité négative de la déception et de la corruption. « Politique sans parti » ne veut aucunement dire sans puissance, bien au contraire. Cela veut dire : politique mesurée par des processus organisés tout à fait réels, mais incompatibles avec la logique partidaire, parce que les partis, aujourd’hui, ne sont pas des partis politiques. Ils sont des organisations étatiques, si oppositionnels qu’ils se déclarent. Ce sont ces partis qui sont « sans politique », parce que l’espace parlementaire des partis est en fait une politique de la dépolitisation.

 

À l’Est, la politique aurait seulement commencé avec la ruine de toute représentation étatique de la vérité « comme pensée pratique effective du dépérissement de l’État[14] ». Le problème, c’est bien la confusion de la politique et de l’État, que ce soit sous forme du parlementarisme libéral ou du despotisme bureaucratique. Il existe bien sûr une relation entre la mystification parlementaire et la revendication lyrique du pluralisme. Mais pour exister comme classe, le prolétariat n’en a pas moins besoin d’organiser, différemment peut-être, son propre pluralisme. La politique ordinaire est bel et bien réduite aujourd’hui à la gestion des affaires de l’État, corollaire de l’écroulement du paradigme révolutionnaire. Il s’agit donc de restaurer le conflit contre la figure consensuelle de la gestion. La politique contre l’État, c’est « ce patient guetteur du vide qu’instruit l’événement », plutôt qu’un « guerrier sous les murs de l’État ». Soit. Mais ne risques-tu pas de céder à « l’illusion sociale » qui serait l’exact symétrique de « l’illusion politique » combattue par Marx chez tous ceux qui crurent que les droits civiques et démocratiques représentaient le dernier mot de l’émancipation ? Tu opposes en effet la politique à « la confrontation sans vérité du pluriel des opinions[15] ». Cette politique « est rare parce que la fidélité à ce qui la fonde est précaire[16] ». Comment concevoir, en effet, « une politique d’émancipation en temps de paix » ? En extériorité à toute dimension étatique? Excluant par principe toute participation électorale? Cette politique ne tendrait-elle pas à se réduire à l’action exemplaire et au témoignage éthique. Si le dépérissement de l’État reste l’horizon de toute politique d’émancipation (nous en sommes d’accord, à condition de ne pas confondre dépérissement de l’État et de la politique, ce qui reviendrait encore à les identifier), et si l’insurrectionnalisme qui en fut, dis-tu, « la version admirable » avec la Commune et Octobre achève sa course en octobre 17, il faudrait désormais concevoir une subjectivité politique « à distance de l’État ». « Ce qui est très difficile », conviens-tu. Car « l’État parlementaire est captieux ». C’est bien le problème. À distance de l’État, dans l’attente de l’événement ? La leçon bolchevique me paraît tout autre. L’État parlementaire est captieux et corrompant. Mais le problème, c’est tout autant la bureaucratisation immanente à la lutte des opprimés, ou, du moins, à la dialectique de la question sociale et de la question politique. On ne s’en protège pas par réduction de la politique à une éthique de fidélité, en attendant mieux… Le congé donné à l’insurrectionnalisme est une abstraction qui dispense, d’un coup de plume, de tout bilan critique sur les insurrections de Hambourg, des Asturies, de Barcelone, et, plus généralement des expériences ou ébauches de dualité de pouvoir, jusqu’au Chili, au Portugal, ou au Venezuela inclus.

Je coupe au plus court : aucune « attente », je l’ai dit. Et aucune confusion de la politique et de l’éthique. Encore une fois : militance quotidienne réelle, organisations ouvrières (le Rassemblement des ouvriers des foyers par exemple), actions portées par des énoncés affirmatifs, déclarations neuves… Tu ne devrais pas propager une vision aussi fallacieuse de la politique que je considère comme homogène à ma philosophie. Abstraite, elle ne l’est aucunement. Ce sont les élections et les journées syndicales qui sont abstraites ! Tout le monde le voit bien. La seule stratégie effective est celle d’une politique sans parti, justement. C’est courir derrière les échéances de l’État parlementaire et réchauffer des catégories moribondes (« Cent pour cent à gauche », quelle misère !) qui est de la pure et vaine tactique.

 

L’énoncé est désormais quasi universel, selon lequel un communiste serait un chien, constatais-tu dans Un désastre obscur. Une douzaine d’années plus tard, il serait peut-être temps de nuancer ce constat. Mais que signifie communiste. Qu’est-ce que la philosophie peut prétendre penser sous ce nom? Tu définis l’idée du communisme par « la passion égalitaire, l’idée de justice, la volonté de rompre avec les accommodements du service des biens, la déposition de l’égoïsme, l’intolérance aux oppressions, le vœu de la cessation de l’État[17] ». Faute de contenu programmatique ou stratégique (la question cruciale aujourd’hui autant ou plus qu’hier de la propriété n’y est pas évoquée), cette définition n’est pas exempte de moralisme, alors que tu n’as de cesse de démasquer les mystifications de l’éthique humanitaire. La définition philosophique du communisme par le « concept philosophique, donc éternel, de la subjectivité rebelle[18] » ne compense pas sa fragilité politique. Le spectacle contemporain de la politique en ruine n’est pourtant pas celui de la mort du communisme, mais, écris-tu à plus juste titre, « des redoutables effets de son manque ». Ce diagnostic, proprement politique suffirait à justifier ton admiration déclarée pour le dialecticien Pascal et « l’effort, dans des circonstances difficiles, d’aller à contrecourant, pour inventer les formes modernes d’une ancienne conviction plutôt que de suivre le train du monde et d’adopter le scepticisme portatif que toutes les époques de transition ressuscitent à l’usage des âmes trop faibles ».

La définition que tu cites du communisme est en effet une définition philosophique. Ce qui veut dire qu’elle surplombe plusieurs séquences distinctes (ou plusieurs « mondes ») des vérités créatrices de type politique. La question de savoir si le mot « communisme » peut être politiquement actif aujourd’hui est, je le crois comme toi, en travail. Il faudra certainement revenir, pour tester la pertinence du mot, sur des questions plus globales, d’approche pratique et militante difficiles : où en est-on de la propriété, en effet, de l’héritage, de la famille ? En tout cas, personnellement, je me déclare communiste au sens générique, et plutôt persuadé qu’en politique le communisme est encore le nom qui peut porter des énoncés à venir.

 

[1] Alain Badiou, « L’entretien de Bruxelles », in Temps Modernes n° 526, mai 1990.

[2] Alain Badiou, Conditions, Paris, Seuil, 1992, p. 100.

[3] Alain Badiou, Saint Paul, Paris, PUF, 1997, p. 119.

[4] Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989, p. 89.

[5] Alain Badiou, Deleuze, Paris, Hachette, 1997, p. 136.

[6] « L’entretien de Bruxelles », op.cit.

[7] Alain Badiou, Saint Paul, op.cit., p. 51.

[8] Alain Badiou, Peut-on penser la politique ?, Paris, Seuil, 1985, p. 18.

[9] Alain Badiou, Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998, p. 118.

[10] Abrégé, op.cit., p. 89.

[11] Peut-on penser la politique ?, op.cit., p. 111.

[12] Abrégé, op.cit., p. 138.

[13] Futur Antérieur.

[14] Alain Badiou, D’un désastre obscur, p. 50 et 57.

[15] Abrégé, op.cit., p. 25.

[16] Alain Badiou, L’Être et l’Événement, Paris, Seuil, 1988, p. 379.

[17] D’un désastre obscur, Éditions de l’Aube, 1991, p. 13.

[18] Ibid., p. 14.

 

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