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Les délocalisations sont perçues comme un des aspects les plus directement menaçants de la mondialisation : une menace immédiate et concrète pour les salariés des pays du Nord que les entreprises multinationales mettent en concurrence avec la main-d’œuvre bon marché des pays du Sud. Quelle est l’ampleur de cette menace et comment y faire face ? Comment sortir du piège qui tend à faire des salariés des différents pays des adversaires ? Quelles mesures pourraient stopper la dégradation pour les salariés du rapport de force qui les oppose aux employeurs ? Comment ces politiques s’articulent-elles à une stratégie économique de transformation sociale ? Ces problèmes constituent le cœur de l’entretien qu’avaient accordé les économistes Michel Husson et Jacques Sapir en juin 2006 à la revue en ligne Les Cahiers de Louise. Partant de la question des délocalisations, il  comporte toujours des éléments éclairants pour le débat qui s’amorce aujourd’hui sur le protectionnisme.

 

Michel Husson est économiste, administrateur de l’INSEE et chercheur à l’Institut de recherche économique et social (IRES). Il est aussi membre de la fondation Copernic et du conseil scientifique d’ATTAC.

Jacques Sapir est économiste, directeur de recherches à l’EHESS. Il a publié récemment La fin de l’eurolibéralisme, (Paris, Seuil 2006)

 

LOUISE : Les délocalisations constituent-elles une menace réelle pour les salariés des pays développés ou s’agit-t-il d’un bluff patronal ?

Michel Husson : C’est les deux. Toutes les tentatives d’évaluations disponibles montrent que les délocalisations sont un phénomène limité . De plus l’argument des délocalisations comme élément d’explication des destructions d’emplois et des bas salaires est étendu à l’ensemble des entreprises alors que le nombre de celles potentiellement concernées est relativement limité. En effet, il n’y a pas que le coût du travail qui détermine la localisation ; d’autres facteurs sont pris en compte. Par exemple, un certain nombre de centres d’appel sont en train d’être rapatriés car ils s’étaient installés dans des pays à bas salaires où, pour des problèmes de langues et de compétences, le service rendu était jugé insuffisant. Pour l’instant, c’est donc l’effet bluff qui domine. Pour autant, les délocalisations constituent une vraie menace car se met en place une concurrence des modèles sociaux de plus en plus étendue. En raison de la nouvelle division du travail, cela ne concerne plus seulement des secteurs comme le textile, où le coût du travail représente la variable principale, mais également des services pointus, de recherche, de hautes technologies. Il existe désormais des pays qui offrent à la fois les bas salaires et la matière grise.

 

Jacques Sapir : Analyser l’impact social des délocalisations, et plus généralement des pratiques de dumping social et écologiques qui en sont la cause, n’est pas chose facile. Cela implique que l’on regarde le problème par branche, par taille d’entreprises, à la fois en statique et en dynamique.

 

Premièrement, par branche, on voit bien que l’impact des délocalisations n’est pas du tout le même selon les activités même si, c’est vrai, il s’étend progressivement aujourd’hui des branches à basse qualification vers des branches à beaucoup plus haute qualification. Au départ, cet impact a surtout concerné les branches à basse qualification et cela pose un problème : l’existence de très fortes différences en ce qui concerne la formation des coûts du travail en système de libre-échange pénalise, dans un pays où il y a une protection sociale avancée, en priorité les emplois les moins qualifiés. En effet, c’est pour ce type d’emploi que le facteur coût joue le plus dans la détermination de la localisation. C’est donc une partie bien précise de la population qui devient la plus vulnérable, celle qui est la moins qualifiée. Comme par hasard, il s’agit de la population des ce que l’on appelle les "cités". Du fait de cette concentration sur le travail peu qualifié, l’impact social des délocalisation est beaucoup plus important en proportion que l’effet économique que l’on observe si on regarde le pourcentage des entreprises qui se délocalisent. Ainsi, estimer l’impact des délocalisations uniquement à partir du nombre d’emplois perdus, sans le rapporter à la population particulière qui est ici la victime prioritaire du phénomène, conduit à une fausse estimation de cet impact.

 

Deuxièmement, le problème des délocalisations ne touche pas toutes les entreprises de la même manière. Il faut ici distinguer les délocalisations "volontaires" du processus d’éviction des producteurs nationaux par des concurrents délocalisés. Quand une entreprise localisée en France ferme parce qu’elle n’est plus compétitive en matière de coût du travail, on assiste bien à une délocalisation de fait, mais qui se produit par destruction d’emplois localisés dans un cadre géographique et social donné au profit d’emplois localisés dans un autre cadre. Et puis nous avons la forme plus classique des délocalisation, quand il s’agit ici de la volonté délibérée de la direction de l’entreprise de transférer des capacités de production vers des zones où le coût du travail est plus faible qu’en France.

Les petites entreprises sont beaucoup moins touchées par cette forme de délocalisation que celles de moyenne et grande taille, qui peuvent se permettre d’adopter la logique de délocalisation sociale volontaire. Je dis bien une « logique de délocalisation sociale » car il faut aussi préciser une chose importante; lorsqu’une entreprise décide d’implanter une nouvelle capacité de production dans un autre pays pour avoir accès à un autre marché, ce n’est pas en tant que tel une délocalisation. Pour résumer nous devons tenir compte de trois phénomènes différents. Des entreprises situées en France peuvent développer des capacités de production hors du territoire sans qu’il y ait délocalisation, si elle vise un nouveau marché. Des entreprises peuvent chercher à développer des capacités de production à l’étranger pour servir le marché français afin de bénéficier d’une situation où les salaires et la protection sociale sont moins contraignantes. C’est cela la délocalisation sociale au sens pur du terme. Enfin, la disparition d’entreprises françaises, "tuées" par la concurrence de producteurs étrangers dont la compétitivité est basée non sur des compétences supérieures ou de meilleurs produits mais sur des coûts salariaux et sociaux plus faibles constitue une délocalisation sociale de fait même si elle est ici "involontaire".

Cette évolution que l’on connaît depuis maintenant une quinzaine d’années signifie que l’on a désormais en France un mouvement qui favorise une nouvelle répartition du travail entre petites entreprises et grandes entreprises dans la mesure où seules les grandes entreprises sont en mesure d’élaborer des stratégies productives internationales. Cela a une importance très grande car on sait que les conditions sociales dans les petites entreprises sont moins bonnes que dans les grandes entreprises.

 

Troisièmement, le phénomène doit être analysé en dynamique. On peut très bien compter peu d’entreprises se délocalisant pour des raisons sociales ou environnementales – l’argument des réglementations environnementales trop contraignantes dans nos économies commence effectivement à être avancé –, mais observer un fort impact induit par le biais des de l’effet induit (les disparitions d’emplois par faillite d’entreprises) et dans le domaine des représentations qui s’imposent progressivement aux salariés. Dans des entreprises qui ne délocalisent pas, on voit ainsi les salariés accepter des remises en cause de leurs conditions de travail, de leur protection sociale, etc… On ne peut donc pas tirer une équation stricte entre l’effet des délocalisations et le nombre d’emplois délocalisés.

Par contre, la montée des subventions fiscales que les gouvernements successifs ont accordé aux petites et moyennes entreprises employant du travail peu qualifié nous donne une base solide pour une telle évaluation. Si l’on ne prend en compte "que" les abattements sur les charges sociales qui ont été consentis dans les divers dispositifs mais en oeuvre pour tenter de stabiliser les emplois les plus fragiles, on atteint en 2006 (chiffres du Ministère des Finances) la somme de 20 milliards d’Euros par an. Or, les aides accordées vont bien au-delà de ces abattements de charge. néanmoins cette somme représente vingt fois plus que ce que le gouvernement a engagé dans la nouvelle agence de compétitivité industrielle créée en 2005. Il faudrait donc, si l’on voulait tenir ici un calcul économique complet et cohérent ajouter à ces 20 milliards d’Euros par an ce que pourraient créer en matière d’emploi et donc de revenus tant pour les salariés que pour la fiscalité directe et indirecte 19 milliards d’Euros investis tous les ans dans la recherche appliquée et le développement des pôles de compétitivité. Il y a un "coût d’opportunité" qui n’est jamais pris en compte.

On voit que les dommages induits par le dumping salarial et social qui est le fondement de la délocalisation, sont très supérieurs à ce qu’un simple calcul prenant uniquement en compte les emplois "volontairement" délocalisés nous indique.

 

LOUISE : Dans quelle mesure les délocalisations sont-elles responsables du chômage ?

Michel Husson : L’explication de la persistance du chômage de masse par les délocalisations, en France et en Allemagne notamment, est un débat important. Je pense qu’il faut être absolument catégorique là dessus : les taux de chômage élevés ne sont pas liés aux délocalisations. La représentation selon laquelle les pays du Sud pomperaient nos emplois est fausse. Il existe des études évaluant à 10 % la proportion du chômage qui pourrait s’expliquer par la concurrence des pays à bas salaires. Le cœur du problème réside dans les dynamiques macroéconomiques locales. Le contre exemple ce sont les créations massives d’emplois en France entre 1997 et 2001 qui ne peuvent sérieusement être imputées à des relocalisations. Il ne faut donc pas superposer le problème des délocalisations et celui du chômage.

 

Jacques Sapir : Je serai plus prudent que Michel Husson dans mon jugement sur l’impact des délocalisations sur le chômage. D’une part, il faut distinguer l’impact direct des délocalisations de leur impact induit sur l’ensemble de la conjoncture économique et par voie de conséquence sur l’emploi : les délocalisations exercent aussi une pression à la modération du salaire réel, qui se répercute sur la consommation et la conjoncture. Il faudrait, en bonne logique, calculer ce que pourrait être le niveau d’activité et d’emploi de l’économie française si la formation des revenus (salaires et profits) n’avait pas été affectée par les effets du dumping salarial et social. De la même manière que ci-dessus j’ai fait référence à la notion de coût d’opportunité, je pense qu’il faudrait tenir compte d’un chômage d’opportunité, autrement dit de la différence entre les niveaux d’emplois qui est induite par la pression dépressive exercée par le dumping salarial et social. D’autre part, si la montée du chômage de masse ne provient pas directement des délocalisations, La question aujourd’hui posée est de savoir si le contexte qui engendre les délocalisations n’est pas aussi celui qui empêche de sortir de la situation de chômage de masse.

Historiquement, nous avons basculé en France vers le chômage de masse en deux grandes étapes : l’une avant 1980, liée avant tout au dérèglement de la structure productive, et la seconde – au cours de laquelle on est passé de 1,4 million à 3 millions de chômeurs réels – en raison des politiques macroéconomiques du milieu des années 1980, soit ce que j’appelle le tournant « Euro-libéral » impulsé par Jacques Delors. Dans ce contexte, on constate aujourd’hui que la perte continue d’emplois à basse qualification dans l’industrie est en revanche beaucoup plus liée aux délocalisations. Or, c’est la destruction de CES emplois là qui a un coût social (et budgétaire) particulièrement important dans notre pays.

 

L’explosion du chômage de masse, le basculement d’une économie capitaliste de plein-emploi jusqu’au milieu des années 1970 à une économie capitaliste à fort taux de chômage sont essentiellement dus aux bouleversements des structures productives et aux politiques macroéconomiques. Mais ce qui est frappant, c’est la paralysie qui touche les gouvernements depuis et l’incapacité à sortir de cette situation. En fait, et c’est ici que l’on retrouve la question du contexte des délocalisations, ce à quoi nous assistons désormais, c’est à la mise en place d’une nouvelle forme de régulation du commerce international qui joue un rôle dépressionnaire important. Le libre-échange généralisé neutralise les politiques traditionnelles contra-cycliques. Le problème des délocalisations ne se pose donc pas tant en termes de surcroît de chômage en statique (à un moment donné) qu’en termes d’inefficacité dynamique des politiques de lutte contre le chômage ; sauf si on décide de créer des emplois protégés dans la fonction publique mais cela a un coût budgétaire extrêmement élevé, que j’ai indiqué plus haut et ce sans même tenir compte du coût d’opportunité (le fait que ces sommes pourraient être utilisées dans la recherche fondamentale et appliquée pour engendrer de futurs emplois…).

 

LOUISE : Quels sont les termes du débat sur les délocalisations en matière de politiques publiques ? Des mesures de type protectionnistes sont-elles souhaitables ?

 

Michel Husson : Il existe un débat qui traverse notamment Attac autour de l’idée de clauses sociales et de protections tarifaires. Si on adopte le point de vue : « ce sont les délocalisations qui nous prennent nos emplois en nous soumettant à une concurrence déloyale de pays à bas salaires et ne respectant pas les normes sociales élémentaires », la réponse immédiate est : « il faut se protéger, par des taxes ou en conditionnant les échanges au respect des normes sociales ».

Ce débat est compliqué pour plusieurs raisons. Premièrement car on raisonne en termes d’échanges entre des pays, en oubliant un agent essentiel dans l’organisation de ces flux, à savoir les firmes multinationales. Pour prendre un exemple, il existe un débat important aux États-Unis qui porte sur la menace que représentent les exportations chinoises, alors que quasiment la moitié de ces exportations sont le fait d’investissements étrangers en Chine, en grande partie étasuniens d’ailleurs ! Les courants d’échanges et les changements des lieux de production sont donc portés par les multinationales. L’idée d’un Nord vertueux menacé par un Sud déloyal escamote cet aspect des choses.

Deuxièmement, en termes de mesures concrètes, les choses ne sont pas simples non plus. Une piste de réflexion avancée suggère l’instauration de taxes sur les importations provenant des pays à bas salaires, dont le produit serait reversé à un fond de financement du développement. Cependant, si la taxe réduit significativement les différentiels de coûts salariaux, elle va réduire les débouchés des pays en développement et par conséquent le fond risque d’être peu abondé.

Troisièmement se pose une autre question difficile. La compétitivité des pays à bas salaires ne doit pas être considérée trop vite comme déloyale, puisque leurs niveaux salariaux plus bas correspondent avant tout à un niveau de développement inférieur. D’ailleurs, dans des conditions très dures d’exploitation, les délocalisations et une plus grande intégration au commerce international ont permis à certains de ces pays, peut-être pas de se développer, mais en tout cas de faire évoluer leur structure productive. Il s’agit d’un mode de développement industriel certes un peu barbare, mais qui booste d’une certaine manière ces pays.

Autre problème : l’extraversion de ces pays a été imposée par les pays du Nord afin, pour aller vite, de leur permettre de financer le remboursement de la dette. On leur a imposé des plans d’ajustements structurels qui faisaient de l’exportation une priorité. Et maintenant, on leur reprocherait de trop bien réussir, au point de leur demander de mettre un frein à leur développement ? !

 

Je redoute l’idée selon laquelle les délocalisations seraient la cause unique des problèmes de régression sociale, car elle appellerait pour seule réponse des mesures de protection. En fin de compte, le problème des voies protectionnistes – ce n’est pas pour moi un terme péjoratif – est de savoir par rapport à qui on se protège. Il ne faut pas tant viser les pays que le type de division du travail institué par les multinationales. D’une certaine manière – c’est là un aspect du débat au sein d’Attac –, l’Europe pourrait être présentée comme une entité victime des pressions de la mondialisation alors que dans de nombreux domaines elle joue un rôle d’accélérateur : en particulier dans les négociations à l’OMC, où elle fait partie des puissances qui font pression sur les pays du Sud pour ouvrir leurs marchés publics aux entreprises européennes. Je ne suis donc pas contre une protection tarifaire au niveau européen, mais je suis inquiet du risque d’en faire la réponse globale et unique au problème de l’emploi réduit au problème des délocalisations.

De manière plus prospective, l’objectif doit être de substituer aux rapports de concurrence des rapports de coopération entre les pays. Ces rapports devraient être fondés sur un type d’échange passant par la stabilisation des prix des matières premières et des transferts technologiques de manière à favoriser le développement.

 

Jacques Sapir : Je crois qu’il faut considérer cette question en sériant bien les problèmes.

Premier point, on ne peut parler de dumping social ou écologique que dans la mesure où, dans des pays qui ont des niveaux de salaire et de protection sociale très faibles, on atteint des niveaux de productivité relativement élevés. Car évidemment si les pays ont des niveaux de productivité très faibles on ne peut pas leur demander, sur cette faible productivité, de payer à la fois une protection sociale et des salaires décents. Il y a donc un premier problème, c’est que les pays qui font du dumping social et écologique ne sont pas les plus pauvres. C’est par définition les pays de la zone intermédiaire, voire des pays riches. Les États-Unis par exemple sont en position de dumping écologique par rapport à l’Europe. Quand on parle de protectionnisme, on vise donc plutôt les pays intermédiaires que les pays les plus pauvres.

Deuxième point, on ne peut pas évoquer le rôle des multinationales sans introduire la notion de compétitivité du territoire. Les multinationales n’ont en effet pas de stratégies indépendantes de l’évaluation qu’elles font de la compétitivité des territoires sur lesquels elles s’installent. Or cette compétitivité des territoires dépend de l’État. On en revient donc aux politiques nationales. Certains gouvernements ont choisi des politiques – ils y ont été poussés certes – d’extraversion qui consistent à écraser délibérément le marché intérieur et à se tourner en exportateur-prédateur vers le reste du monde. Cette stratégie ne fonctionne pas. On ne peut pas se développer au niveau mondial sur ce modèle-là, c’est une impossibilité logique : le développement tiré par les exportations implique en effet de prendre en permanence des parts de marchés à d’autres pays et n’est donc pas généralisable. Donc d’une certaine manière il va falloir casser ce modèle et, de mon point de vue, des droits de douane sociaux et écologiques auraient aussi pour effet d’obliger les gouvernements à repenser la question du développement de leur marché intérieur. C’est-à-dire de les ramener sur une autre stratégie de développement plus soutenable à moyen et long terme.

Troisième point, quelle est ou peut être la pertinence de l’Union Européenne pour faire face à ces processus. Là, il faut le dire très clairement, l’Union Européenne, par ses différents commissaires dont Pascal Lamy en particulier, a été un vecteur de la libéralisation du commerce international. Quand on nous dit que l’UE nous protège de la mondialisation, c’est tout à fait faux et mensonger. Les directives européennes sont le plus souvent en avance sur les exigences de l’OMC. On ne peut donc pas se situer au niveau de l’UE pour lutter contre les dérives libérales. Il faut d’abord se recentrer sur la question des politiques nationales puisqu’en fin de compte tout revient aux politiques nationales à un moment donné. Et aborder aussi la question des protections à l’intérieur de l’Europe : il n’est pas possible d’avoir un marché unique à 24 ou à 25 compte tenu des hétérogénéités sociales et politiques. Cela avait un sens pour les 6 à 8 pays du bloc initial, cela n’en a plus aujourd’hui. Le cadre de l’UE-25 est inadapté et doit être abandonné.

Quatrième point : la notion de souveraineté sociale. Si on décide, dans le cadre d’un pays, de renforcer la politique sociale mais en augmentant les impôts, ce sont les individus à la fois travailleurs et citoyens qui bénéficieront de ces politiques mais qui en supporteront aussi le coût. Si maintenant on introduit, à travers un système de libre-échange, la possibilité, pour des pays dont les niveaux de protection sociale et de salaires sont très bas, de déstabiliser ce choix politique en suscitant des délocalisations, cela revient à donner à d’autres personnes un droit de contrôle sur des décisions prises dans un autre cadre. Or personne de sensé n’admet dans une organisation que des individus qui n’en sont pas membres s’invitent à une réunion pour y voter. Il faut bien comprendre que ce potentiel de déstabilisation externe de choix politiques et sociaux est un phénomène tellement massif que psychologiquement la population va y réagir de manière extrêmement violente parce qu’elle se sent profondément dépossédée de son droit politique le plus fondamental : celui de décider de la forme d’impôt direct et indirect qu’elle paie et de son utilisation. En un sens le Libre-Échange nous ramène ici politiquement avant 1789. Il faut toujours se rappeler que le consentement à l’impôt est à la base du fonctionnement d’un système politique. Le jour où ce consentement est mis en cause, le système politique explose. Concrètement, le phénomène du libre-échange, entre pays dont les niveaux de productivité et de structure productive sont relativement comparables, met en cause le consentement à l’impôt en raison de l’évanouissement des effets attendus en terme de garanties économiques et sociales. Un risque important existe d’explosion du système politique démocratique de ce fait.

Le dernier point concerne la question de savoir si le libre-échange a favorisé le développement de ce qu’on appelle le Sud. Intéressons-nous à l’évolution des chiffres. Entre 2003 et 2005, les études publiées par la Banque Mondiale évaluant les gains pour les pays en développement de la libéralisation du commerce mondial sont passées de plusieurs centaines de millions de dollars à presque rien. Et sur ce presque rien l’essentiel revient à la Chine seule ! De plus, si on prend en compte la disparition des droits de douanes résultant du libre-échange, dans ce cas le bilan est très nettement négatif pour les pays en développement. Une étude de la CNUCED montre ainsi que le "cycle de Doha" de l’OMC pourrait coûter aux pays en voie de développement jusqu’à 60 milliards de dollars alors qu’il ne leur apporterait que 16 milliards de gains1. Loin de favoriser le développement, l’OMC et le libre-échange pourrait bien contribuer de manière décisive à la pauvreté mondiale.

S’il est vrai que cette stratégie d’extraversion a relativement bien fonctionné pour la Chine et pour quelques pays d’Extrême-Orient, elle n’est pas généralisable. L’espèce de réticence psychologique que l’on a par rapport au protectionnisme s’enracine ainsi dans une représentation profondément fausse du développement économique de ces quinze dernières années.

 

LOUISE : Comment articuler le poids de la dimension interne et celui de la dimension internationale pour envisager des politiques économiques alternatives ?

 

Michel Husson : Dans un pays comme la France, on est à l’intersection de deux déterminations : les déterminations qui tiennent à l’insertion dans les marchés mondiaux et les déterminations sociales internes. Il me semble que ce qui s’oppose en premier lieu à des politiques donnant au modèle social les moyens de fonctionner, d’augmenter les impôts pour financer les dépenses sociales et de répartir les revenus de manière équitable, ce n’est pas exclusivement la pression du libre-échange. Ce sont aussi des rapports internes liés à la répartition du revenu. Dans les débats que l’on a pu avoir à propos d’un programme alternatif dans la fondation Copernic, il y a un argument très important : c’est le poids du revenu financier qui est le principal obstacle à une plus grande justice sociale. Et on peut montrer qu’il est possible de mener une politique de justice sociale tout en respectant la contrainte de compétitivité – en supposant que l’on admet cette contrainte – à condition de faire baisser les revenus financiers. Ce partage-là renvoie à une question de rapports sociaux internes certes surdéterminée par le contexte global, mais ne se résumant certainement pas à la contrainte de libre-échange. Cette importance des rapports sociaux internes, on la retrouve dans les pays du Sud. On assiste dans ces pays à des succès inégaux, mais tout le monde s’accorde à constater un creusement monstrueux des inégalités. Le cas de la Chine est absolument typique de cette évolution. Il faut faire attention à cette représentation pays du Nord versus pays du Sud : elle masque le fait que dans les pays du Sud également il existe une couche sociale relativement étroite qui s’approprie les bénéfices de cette insertion plus ou moins réussie dans le marché mondial. Il y a donc une nécessité permanente de croiser la dimension de la mondialisation avec la dimension des rapports sociaux internes aux différents pays.

 

Jacques Sapir : Je serai le dernier à contester l’importance des effets pervers de la libéralisation financière. Néanmoins, je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette manière de présenter les choses, pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’on a un précédent historique. La seule fois où on a en France, en 1982, tenté une relance économique, on a mal analysé la contrainte extérieure et l’ouverture du déficit de la balance commerciale et de la balance des paiements. On voit bien que des politiques de relance quand on se trouve dans des situations d’asymétrie commerciale liée à des phénomènes de libre-échange, cela ne fonctionne pas. Y aurait-il eu une volonté d’introduire un élément de protectionnisme, la relance aurait été sans doute efficace, et nous n’aurions pas subi le tournant euro-libéral de Delors qui fut une conséquence logique – mais pas inéluctable – de l’échec de la politique de relance.

Le deuxième point concerne la question fiscale dans les pays développés. L’une des conséquences du libre-échange, c’est que la pression fiscale des entreprises est transférée vers les ménages. Quand on regarde le taux d’imposition direct et indirect des entreprises – c’est-à-dire à la fois le prélèvement sur les profits mais aussi les quasi-impôts que sont les charges sociales –, on relève une diminution constante de la contribution des entreprises à la recette fiscale évidemment transférée sur les ménages. Parmi ces derniers, une couche de ménages à très hauts revenus bénéficie de niches fiscales. Quand on atteint un très haut niveau de richesse et que l’on sait jouer sur les divers instruments financiers ouverts par la libéralisation financière, on parvient en effet à protéger une partie de ses revenus. À l’opposé se trouvent les ménages qui ne paient pratiquement pas d’impôts directs. L’impôt direct va par conséquence peser de plus en plus sur les classes moyennes, déjà confrontées à un problème d’alimentation de leurs retraites et d’amortissement de la crise sociale par le biais de transferts intergénérationnels. Ensuite, on va retransférer une partie de la pression fiscale sur les ménages à bas salaires par le biais de la TVA. Et pour éviter que la situation ne devienne trop catastrophique, on préconise l’ouverture à des produits bon marché pour compenser le surcroît de TVA. En faisant cela, on détruit les emplois qui alimentaient ces couches sociales à faibles revenus.

En résumé, je dirai qu’une telle politique est autodestructive. Même si au départ l’impact du libre-échange sur la répartition de la masse fiscale est relativement limité, il crée des effets en chaîne. Cela se traduit aujourd’hui par la situation suivante : les classes moyennes ne sont pas prêtes à accepter une augmentation de la charge fiscale, ce qui transparaît dans les discours politiques : aucun parti comptant sur les classes moyennes pour gouverner ne peut se permettre de proposer une politique montant sérieusement leur imposition. Quant à augmenter l’impôt indirect, cela pose bien sûr des problèmes du côté de la consommation. Et on ne peut pas redéplacer la charge fiscale sur les entreprises, sinon on augmente leur mortalité et donc le chômage, ou on les pousse à partir ou à réduire la voilure, et donc à procéder à des licenciements. C’est la combinaison de ces effets en chaîne qui fait qu’aujourd’hui des pays comme la France ou l’Allemagne ont largement perdu leur souveraineté fiscale.

On pourrait aussi taxer les mouvements financiers et les ressources financières. Mais ce n’est possible que si on remet complètement à plat le système financier. En effet, si on commence à taxer certains mouvements financiers sans adopter une politique globale dans une situation d’extrême volatilité des marchés à court et à moyen terme, on obtiendra des résultats contre-productifs. Si on veut introduire des formes de fiscalité touchant les services financiers, il faut d’abord rétablir le contrôle des changes, encadrer et encager les mouvements de capitaux à court et à moyen terme. Ce qui revient à rétablir une sorte de protectionnisme. En réalité, on revient toujours à la question du protectionnisme dès que l’on essaie de penser la reconstruction d’une véritable souveraineté fiscale dans des pays comme la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, etc.

 

LOUISE : À quelles conditions des projets économiques alternatifs à la mondialisation néolibérale peuvent-ils être envisagés ?

 

Michel Husson : Il existe deux conceptions de la viabilité des projets alternatifs. D’abord une viabilité économique, qui consiste à vérifier si on ne demande pas des choses strictement impossibles matériellement : par exemple, que tous les salariés soient payés comme les patrons du Cac40, ce à quoi le PIB français ne suffirait pas. Puis une viabilité politique, qui consiste à anticiper les mesures de rétorsion auxquelles va se heurter la mise en œuvre du projet alternatif. Par exemple, lors de l’expérience de 1982, cette anticipation avait été faite par les modélisateurs du programme commun. Mais aucun moyen n’avait été mis en œuvre pour parer à ces mesures de rétorsions pourtant prévues : la grève de l’investissement, la fuite des capitaux… Il y a là une dimension de conflit entre des intérêts sociaux différents qu’il faut construire au niveau politique. Ainsi, entre les classes moyennes et les classes paupérisées que l’on tente parfois d’opposer, on trouve des points de convergence dans la mesure où leur situation est mise en cause de manière conjointe : sur les retraites, l’évolution des salaires, la sécurité sociale, etc.

 

La distinction importante à faire est celle des fins et des moyens. Les fins, c’est-à-dire la transformation sociale, et les dispositifs, comme la protection – encore une fois ce terme ne me révulse pas –, qui sont des moyens mais qui ne doivent pas être mis sur le même plan. On veut mener une expérience de transformation sociale, mais pour protéger cette expérience, il faudra mettre en place des mesures coercitives d’encadrement, notamment en termes de contrôle des capitaux. Et il faut le dire avant. Mais ces mesures ne sont pas une fin en soi : elles constituent juste un moyen. Notre but, c’est d’augmenter le bien-être des gens, de répartir autrement les revenus, de garantir un certain nombre de droits sociaux. Je pense que cette distinction est fondamentale dans la hiérarchie des différents points d’un programme ou d’un projet.

 

Jacques Sapir : Je suis ici entièrement d’accord avec Michel Husson. Je crois effectivement qu’il ne faut pas – même si je suis aujourd’hui un fervent partisan de mesures protectionnistes – mythifier ces mesures. Il s’agit d’instruments, de moyens, ni plus ni moins. Le protectionnisme n’a jamais été une fin en soi. Ou alors on parle d’autarcie, mais c’est autre chose, et je ne suis pas pour l’autarcie. Donc cette distinction entre les fins et les moyens est absolument fondamentale.

La deuxième chose qui vient d’être dite et avec laquelle je suis entièrement d’accord, c’est qu’il faut avoir une capacité d’anticipation dynamique, bien comprendre que la viabilité politique va de pair avec la viabilité économique, et donc mettre en avant des mesures dont on pense qu’elles sont susceptibles d’induire des phénomènes de convergence d’intérêt entre des secteurs de la population française que nous voulons unir. Et si j’insiste tellement sur les mesures de type protectionniste, c’est qu’elles permettent d’offrir une amélioration aux couches les plus paupérisées sans pour autant menacer les classes moyennes d’un accroissement de pression fiscale. En ce sens, elles ouvrent un espace politique permettant d’associer des fractions très larges du spectre social et politique français Je crois qu’il est très important de disposer d’une gamme d’instruments de politique économique dont les effets directs et indirects pourraient recréer une alliance au sein du salariat et inclure dans le salariat des gens qui en sont actuellement exclus. À partir de là, et en particulier si on redonne une viabilité à des emplois à faible qualification en les ramenant à des niveaux de salaires décents, on parvient par exemple à casser le développement de l’économie parallèle dans les cités, dont on sait qu’il est à la base de phénomènes de rupture d’ordre politique et d’ordre social.

Tous ceux qui encensent la mondialisation en pensant qu’elle fera disparaître les emplois à basse qualification pour nous concentrer sur les emplois à haute qualification ne se rendent pas compte de l’impossibilité d’une telle évolution compte tenu de la taille et de la population de la France. Ils oublient que cette politique a pour contrepartie le développement d’une économie parallèle qui vient se substituer aux emplois à faible qualification qui ont disparu dans toute une partie du territoire. Ce qui a des effets en terme de sécurité et de dislocation sociale dont le coût est extrêmement élevé. C’est bien une illustration de ce qui vient d’être dit. Il faut penser viabilité économique, viabilité politique et j’ajouterai viabilité sociale. De ce point de vue, certains instruments sont nécessaires à un moment donné, mais il ne faut pas les fétichiser. Je crois qu’il est important que nous ayons aujourd’hui un débat sur le protectionnisme pour faire sauter un tabou idéologique. Cela ne signifie pas que seul le protectionnisme en tant que tel nous sauvera. C’est un élément dont nous aurons certainement besoin. Seulement, aujourd’hui, compte tenu du climat intellectuel, la bataille sur le protectionnisme va prendre une dimension plus importante qu’elle ne devrait.

1 S Fernandez de Cordoba et D. Vanzetti, "Now What? Searching for a solution to the WTO Industrial Tariffs Negociations", Coping with Trade Reform, CNUCED, Genève, 2005. Voir table 11.

 

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