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Laurent Cantet, cinéaste, a obtenu la Palme d’or à Cannes pour Entre les murs, adaptation du roman de François Bégaudeau, un film représentant la vie d’une classe dans un collège populaire. Il a également tourné Ressources humaines (1999), qui décrit le monde de l’entreprise, L’Emploi du temps (2001), récit d’un homme qui perd son travail et le cache à sa famille, et Vers le sud (2005), sur la relation inégalitaire entre une riche Américaine et un Haïtien à Haïti.

 

 Pourrait-on dire, si on se réfère à tous vos films, que vous êtes un cinéaste du rapport de force ?

 Vous pourriez même dire des rapports de classe ! Les rapports de force, les rapports de classe, sont des aspects qui m’intéressent, qui sont beaucoup plus déterminants que veulent le faire croire ceux qui parlent d’une société pacifiée. La société fonctionne en fonction de ces rapports de pouvoir, il y a une violence extrême dans le monde du travail. Pour moi, cette grille de lecture de la société est très forte. Je veux montrer dans mes films que ces rapports ont des ramifications plus intimes, que chacun y est soumis et adopte des comportements pour y faire face. L’école est un des lieux où a lieu cette confrontation. La classe est un microcosme, au même titre que l’entreprise que j’ai filmée dans Ressources humaines. Ce microcosme décrit plus largement l’ensemble de la société, avec ses rapports de force et cette complexité qui fait qu’on passe son temps à chercher ce qu’on y fait. La classe contient en miniature toutes les questions de fond de la société, par rapport au savoir, au pouvoir, à l’intégration de l’individu dans le groupe, celui des intimes ou celui du groupe social dans son ensemble.

 Vous filmez souvent le travail mais vous ne faites pas pour autant des documentaires, pourquoi ?

 D’abord, j’aime raconter des histoires, créer des personnages qui viennent synthétiser des aspects difficiles à concentrer dans un documentaire. Paradoxalement, je crois qu’il y a une plus grande sincérité quand on recrée la réalité que quand on cherche à la capturer. Les acteurs que je choisis, qui souvent ne sont pas des acteurs professionnels, sont protégés par leurs personnages. Ils jouent des personnages proches de ce qu’ils sont mais peuvent davantage se lâcher, car ils engagent leur personnage et ne sont pas obligés de faire attention au contrôle de soi. La création permet aussi d’agencer les éléments pour leur donner davantage d’efficacité : on rassemble en une scène ce qui aurait été saupoudré dans un documentaire. J’essaie chaque fois de montrer toute la complexité de la question que j’aborde. Dans Entre les murs, il s’agit de décrire l’école dans ce qu’elle a de formidable parfois quand elle aide les gamins à comprendre ce qu’ils font là, à les impliquer dans les apprentissages. En même temps elle exclut des élèves comme les Souleymane ou Henriette du film. Je n’ai pas de réponse toute faite mais j’essaye de montrer le monde tel qu’il est, dans sa complexité.

 Avez-vous fait ce film pour répondre au discours décliniste sur l’école selon lequel « tout va mal », aux attaques gouvernementales contre l’école ?

 C’est une façon de répondre à ça, à un regard stigmatisant sur l’école et surtout sur les jeunes : on a vite fait de les traiter de crétins. J’ai voulu rendre justice à tous les gens qui font partie de ce monde, car ils sont confrontés à des problèmes qu’on a tendance à ne pas regarder quand on est justement en dehors des murs.

 Si on prend chaque scène de votre film, il y a beaucoup de choses positives, pourtant tout converge vers une mini-catastrophe avec l’exclusion de Souleymane.

 C’est exactement ce que je voulais dire. L’école condense tellement d’enjeux, forcément denses qu’au bout du compte on a peu de chance de déboucher sur une issue limpide. Il y a plein de contradictions : l’école est un lieu où des choses essentielles se jouent, où les élèves réfléchissent, mais c’est aussi un lieu d’exclusion. J’ai voulu les deux aspects, parce que si tout était simple il y a longtemps que les problèmes de l’école seraient réglés. Je termine le film sur Henriette qui ne sait pas ce qu’elle fait là : il y a aussi ce type d’échec. Avec l’école un adulte est seul face à une classe, avec l’écrasante responsabilité de donner le savoir et l’envie du savoir. C’est une tâche démesurée, surtout quand la société se décharge sur l’école de toute une série de problèmes.

 Savez-vous que Darcos s’appuie sur le film pour envisager de supprimer les conseils de discipline ?

 Pour beaucoup de profs que je rencontre, les conseils de discipline sont une façon de prendre note d’une non-intervention plus précoce. Pour eux, à chaque fois, il y a une grande difficulté à vivre ce moment. Plus largement, je ne crois pas à une exploitation politique de mon film. Darcos a été le premier après la Palme à parler d’un hommage au corps enseignant, alors qu’il n’avait même pas vu le film. Il a fait ces déclarations parce que cela le servait dans un contexte donné, et pas pour le film. Après l’avoir vu, il n’a pas dit grand-chose de plus sinon que le film était ambigu. Justement, du fait de cette ambiguïté, des contradictions mises en évidence par le film, je pense qu’il est difficile récupérable. Je souhaite de toute façon éviter toute idée d’exemplarité : François Bégaudeau n’est pas un prof modèle, la classe du film n’est pas une classe témoin. C’est un ensemble d’individus créés autour de l’idée de décrire tout ce qui peut se passer dans un groupe comme ça. Ce n’est pas une représentation de l’école mais d’aspects possibles de cette école. Beaucoup d’enseignants qui ont vu le film sont victimes d’une sorte de quiproquo : le film a des allures de documentaire, mais on lui accorde trop le statut de réalité. Des gens nous disent : « c’est quoi cette classe où tout le monde parle tout le temps ! ». Le film contient une part de réalité, mais refabriquée, écrite. On sélectionne les moments de l’année qui servent le scénario : on échappe donc aux moments purement scolaires, aux moments de calme, pour privilégier les moments de débat, quand la classe devient une agora. Il y a un travail de scénario qui nous fait privilégier à l’image les frictions, les échanges, les tensions.

 Beaucoup d’enseignants, après avoir lu le livre ou lu le film, apprécient peu le personnage de François Bégaudeau.

 Je pense que dans l’incarnation le film a sur cet aspect un avantage par rapport au livre : la même phrase selon qu’elle est écrite ou prononcée avec un sourire ou un regard bienveillant, perd son caractère agressif. Une dame me disait récemment lors d’un débat : « En lisant le livre, j’avais envie de lui tirer dessus, à ce prof. Mais en voyant le film je l’aime ». François est dans une position de recul dans le livre, il ne se met pas en scène. Cela dit, ce n’est pas un film sur la pédagogie. Le pédagogue Philippe Meirieu est très critique par rapport au film. Il reproche à François d’être trop dans l’affectif, de se laisser déborder. Faut-il de l’empathie, de la distance ? Je n’ai pas la prétention de parler à la place des profs, mais je dirais qu’il n’y a pas de recette, pas de bon prof modèle, mais des tâtonnements selon la personnalité et selon la classe. François croit à un contrat égalitaire avec sa classe. Je ne suis pas sûr qu’on puisse transmettre dans une froideur totale, sans donner envie à l’autre d’écouter ce qu’on a à dire. C’est encore une histoire de contrôle, il y a quelque chose à trouver dans la relation avec la classe et l’affectif est une des voies du dialogue à créer.

 Quel est le rapport du film au langage, et comment vous situez-vous par rapport à un film comme l’Esquive ?

 Les élèves ne sont pas idiots, ils adaptent leur langage en fonction du lieu, de la situation et de l’interlocuteur. Ils utilisent des lexiques différents et on ne peut aller contre ça : le temps décrit par mes parents où les enseignants punissaient les élèves qui utilisaient des mots en patois est heureusement révolu ! Le langage reflète l’appartenance des enfants à un monde qu’on ne peut nier, mais il faut savoir comme dit François naviguer d’un monde à l’autre.

       J’aime beaucoup l’Esquive, mais je pense ne pas porter exactement le même regard sur le langage. D’abord parce que le contexte est différent : les élèves ne parlent pas de la même manière entre eux et en classe. Il y a peut-être une sorte de fascination pour ce langage dans l’Esquive. Mon film l’écoute aussi avec pas mal d’attention. La fulgurance des scènes tient aussi à l’efficacité du langage des acteurs, qui produit quelque chose de très vif et spirituel. J’utilise donc ce langage car c’est un élément de définition du groupe de ces gamins, mais avec peut-être moins de vénération. Disons plutôt que je le mets en regard d’autres registres. J’ai essayé de trouver le langage le plus vivant en cours, face à un adulte.

 Dans votre film les profs jouent des profs, les collégiens des collégiens. Quel est votre travail de direction d’acteur dans ce contexte ?

 Ce qui m’intéresse quand je fais jouer des acteurs non professionnels, c’est l’expertise de leur vie et de leur pratique. Je suis rarement convaincu par un acteur qui fait le prof. Quand on est prof, on a l’habitude de poser son corps, sa voix, d’une certaine façon. Le film est en partie basé sur des improvisations et il est important que les acteurs soient habitués à réagir dans ce genre de situations. Ils ont un bagage qu’un autre acteur n’aurait pas eu. J’ai pris en compte ce que les uns et les autres disent de leur vie, de leur façon de vivre le collège. Ils ont enrichi le scénario.

       Dans ce cadre, mon travail avec François Bégaudeau est allé au-delà de la simple adaptation de son livre. On tournait une première prise de chaque scène dans une improvisation complète. Les acteurs ne connaissaient pas le scénario mais je distribuais des phrases à dire, des réactions à avoir, des repères. François était en quelque sorte mon agent infiltré de l’intérieur, qui menait les scènes vers ce qu’on espérait trouver. On partage le sentiment que le réel nous fournit les scénarios possibles. On regarde avec attention la vie qui nous entoure pour alimenter nos œuvres.

       Par rapport au livre, nous avons construit le discours autour du personnage de Souleymane qui n’existait pas. Il permet de mettre en scène le dilemme du prof contraint de jouer le jeu qu’on attend de lui, dans le conseil de discipline. Cette partie fictionnelle a été dressée sur le côté chronique du livre.

       J’ai voulu aussi avec le personnage de Wei, dont la mère sans papiers est arrêtée, décrire la réalité vécue par la plupart des écoles de France, avec des expulsions de parents, d’enfants. Cette réalité me touche beaucoup. C’est une façon de montrer dans le film que l’école n’est pas un sanctuaire coupé du monde.

Propos recueillis par Sylvain Pattieu. 

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