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Les luttes paysannes sont une dimension souvent négligée de la Révolution des oeillets, qui se déploie au Portugal du 25 avril 1974, suite au soulèvement militaire lancée par de jeunes officiers intermédiaires organisés dans le cadre du Mouvement des Forces armées (MFA), jusqu’au 25 novembre 1975 qui constitue un coup d’arrêt. Lorsque la révolution éclate, mettant fin à près d’un demi-siècle de dictature fasciste, les campagnes sont marquées par une profonde misère mais pour des raisons différentes au Nord et au Sud.

Au Nord (c’est-à-dire au nord du Tage), domine la toute petite paysannerie, jalouse de son indépendance mais qui survit difficilement à partir de minuscules parcelles. Celle-ci est restée très influencée par les élites traditionnelles et l’Eglise catholique. Au Sud, dans les régions de l’Alentejo et une partie du Ribatejo, c’est la grande propriété terrienne qui domine, sous-exploitée, condamnant la plupart des travailleurs agricoles au chômage chronique. Parmi ces derniers, le Parti communiste portugais (PCP) est bien implantée.

La révolution va donc prendre une tournure très différente dans les campagnes du Nord et du Sud, et c’est dans ces dernières que se développent, dès l’été 1974, des luttes d’ouvriers-ères agricoles, pour les salaires mais surtout pour la garantie de l’emploi. Mais ces mobilisations prennent une tout autre ampleur au cours de l’été et de l’automne 1975 et vont contraindre les gouvernements qui se succèdent à acter la réforme agraire, au moins partiellement, en validant l’expropriation des grands domaines et l’autogestion qui s’y développe alors sous la forme de coopératives et d’unités collectives de production.

C’est tout cela que raconte l’historien Constantino Piçarra dans cet article important.

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Les campagnes du Sud après le 25 avril

En même temps que les manifestations de joie pour le renversement de la dictature, les différentes classes de la société rurale des campagnes du Sud du Portugal commencent à s’organiser dans le but de mieux défendre leurs intérêts dans le nouveau cadre politique issu du 25 avril 1974.

Les premiers à bouger sont les grands propriétaires agricoles qui, sous l’impulsion d’hommes d’affaires capitalistes, créent l’ALA (Association Libre des Agriculteurs) en mai 1974 et, dans une sorte de défense anticipée d’une réforme agraire susceptible de s’attaquer aux rapports de production capitalistes dans la zone des latifundia, approuvent un programme prônant la « fonction sociale de la terre » et donc des mesures visant à « empêcher les terres mal exploitées »[1]. Environ un mois plus tard, en juin, les Ligues des Petits et Moyens Agriculteurs voient le jour, cherchant à encadrer et à répondre aux aspirations des classes moyennes du monde rural du sud du pays.

Malgré l’absence de structure organisationnelle au moment du 25 avril 1974 et les dernières luttes revendicatives remontant à 1962, date de l’obtention de la journée de travail de 8 heures, les travailleurs ruraux créent de leur côté des syndicats au niveau des districts en juin 1974, élaborant des cahiers de revendications. Ils entament immédiatement un processus de négociation, département par département, avec les agriculteurs organisés en ALA, qui aboutit à la signature des premières conventions de travail rural, qui n’entreront en vigueur qu’au cours de l’été 1974, et qui reprennent la quasi-totalité des revendications des travailleurs agricoles[2].

Des négociations et de la rédaction de ces premières conventions de travail signées dans les campagnes du Sud du Portugal après le 25 avril 1974, il ressort que le point de désaccord le plus important est la solution au chômage des travailleurs agricoles. Face à la volonté des syndicats de garantir un emploi à tous les travailleurs ruraux, les grands propriétaires terriens répondent d’une seule voix que la question du chômage rural est un problème qui les dépasse et qu’il appartient au gouvernement de le résoudre. En conséquence, nombre de ces agriculteurs refusent le processus de distribution des travailleurs, moyen qu’ils avaient trouvé pour résoudre le chômage rural, en invoquant non seulement l’illégalité de ces distributions, mais aussi celle des accords signés.

Ainsi, lorsqu’en août/septembre 1974, les syndicats agricoles s’affirment dans les campagnes du Sud pour négocier des contrats collectifs de travail au niveau des districts, en vigueur pour douze mois, ils trouvent les grands propriétaires terriens inflexibles dans leur refus d’accepter toute clause qui les obligerait à résoudre le problème du chômage des travailleurs ruraux temporaires.

A Beja, dans le district de l’Alentejo, au sud du Portugal, le syndicat réussit cependant à faire accepter aux agriculteurs, dans le cadre de l’accord signé le 29 octobre 1974, en vigueur jusqu’au 30 septembre 1975, d’être soumis au placement de la main-d’œuvre en cas de sous-exploitation des terres. Deux commissions sont créées pour traiter cette question : l’une au niveau municipal, composée de travailleurs et de propriétaires terriens, chargée de surveiller la sous-utilisation des exploitations agricoles et de placer les travailleurs ; et l’autre, au niveau du district, qui comprend également des représentants du gouvernement.

Dans une conjoncture marquée par le retour de soldats des colonies portugaises d’Afrique, la baisse de l’émigration due à la crise pétrolière des années 1970 et le retour à la campagne de nombreux hommes travaillant dans la construction dans la région métropolitaine de Lisbonne en raison de la crise de ce secteur de l’économie, une énorme pression s’exerce sur les travailleurs temporaires pour qu’ils voient leur situation de chômage résolue.

Cela conduit, dans le district de Beja, conformément aux clauses de la convention collective signée le 29 octobre 1974, la distribution dans les exploitations agricoles de plus d’un millier de travailleurs ruraux au cours des mois de novembre et décembre 1974[3]. Le processus est fortement contesté par les grands propriétaires terriens qui, dans de nombreux cas, n’ont pas versé leur salaire aux travailleurs distribués et ont évité d’effectuer de nombreux travaux agricoles, s’engageant ainsi sur la voie du sabotage économique.

Le secrétariat d’État à l’Agriculture des trois premiers gouvernements provisoires, dirigé par Esteves Belo, développe, avec le soutien critique de l’ALA, une politique agricole visant à accroître la productivité sur la base de la reconversion capitaliste de l’agriculture. Face à cette situation d’aggravation des conflits sociaux dans les campagnes du Sud, il est contraint d’intervenir, bien que de manière sporadique, en vertu du décret-loi nº 660/74 du 25 juillet. º 660/74 de 25 de Novembre[4], dans les exploitations où les actes de décapitalisation sont plus importants et notoires, en nommant un gestionnaire public, qui prend le contrôle administratif de l’entreprise.

La première intervention de l’État portugais en vertu de cette loi a lieu à Monte do Outeiro, dans la paroisse de Santa Vitória, dans la municipalité et le district de Beja, le 22 janvier 1975. Cela permet au problème de la propriété foncière de gagner de plus en plus de terrain dans les discussions des travailleurs ruraux descampagnes du Sud, créant la conviction que la solution au chômage peut être trouvée dans de nouvelles unités de production, gérées par l’État, créées à partir de l’expropriation des latifundia (immenses propriétés foncières) et des grandes exploitations capitalistes.

Alors que des centaines d’ouvriers travaillent dans les domaines sans salaire, que des milliers de travailleurs temporaires sont au chômage, et dans un contexte où la lutte pour le plein emploi était de plus en plus liée à l’expropriation des latifundia et à la mise en œuvre de la réforme agraire, le 26 janvier 1975 se tient dans la capitale du Baixo Alentejo la Deuxième Assemblée des Délégués du Syndicat des Travailleurs Agricoles du district de Beja. Deux résolutions sont adoptées, qui vont façonner de manière décisive toute la stratégie de la future lutte des travailleurs agricoles dans les campagnes du Sud.

Dans l’une des résolutions, pour la première fois, les travailleurs ruraux votent pour l’exigence immédiate de l’expropriation des latifundia et la réalisation de la réforme agraire, et dans l’autre, ils approuvent l’envoi des travailleurs sans emploi dans les exploitations sous-utilisées, où ils commenceraient les travaux agricoles nécessaires pour augmenter la production, que les patrons le veuillent ou non[5].

Parallèlement à cette radicalisation de la lutte des travailleurs ruraux, et influencé par elle, le Parti Socialiste intensifie sa critique de la politique du Secrétariat d’État à l’Agriculture, préconisant une réforme agraire basée sur l’expropriation des latifundia et des grandes propriétés situées dans les périmètres d’irrigation construits par l’État[6].

Le PCP (Parti Communiste Portugais) reformule sa proposition de réforme agraire qui, après la première Conférence des Travailleurs Agricoles du Sud, tenue dans la ville d’Évora le 9 février 1975, se concrétise dans la lutte pour le plein emploi, avec la disparition des références à la distribution des terres expropriées[7].

Le MFA (Mouvement des Forces Armées), qui défendait la « dynamisation de l’agriculture » et la « réforme progressive de la structure foncière », commence à prôner, en janvier 1975, une réforme agraire qui élimine les latifundia et limite les grandes exploitations capitalistes[8].

De son côté, le PPD (Parti Populaire Démocratique, droite), dont les positions sont identiques à celles de l’ALA, continue, comme cette organisation, à défendre la reconversion capitaliste des campagnes, dont les marges d’affirmation sont de plus en plus étroites, ce qui conduit au déclin progressif de cette structure associative de l’élément capitaliste des campagnes, à partir de 1975[9].

Le mouvement d’occupation des terres dans les campagnes du Sud et la politique agraire de l’Etat du 11 mars au 25 novembre 1975

Le 11 mars 1975 et la nouvelle politique agraire

C’est donc dans un contexte social où, dans les campagnes du Sud, les revendications des salariés ruraux se mêlent à la défense de l’expropriation des grandes propriétés et à la mise en œuvre de la réforme agraire, et où les principaux partis, ainsi que le MFA, proposent de profondes réformes de la structure foncière existante dans le sud du Portugal, que se produit le 11 mars 1975 [tentative de coup d’Etat de Spinola et de la droite militaire, qui échoue lamentablement], qui se traduit par un renforcement des secteurs de gauche dans l’appareil politico-militaire du pays.

Cette nouvelle situation entraîne l’abolition de la Junte de Salut National et du Conseil d’État, la création du Conseil de la Révolution et, le 26 mars, l’entrée en fonction du IVe gouvernement provisoire, dirigé par Vasco Gonçalves, avec Fernando Oliveira Baptista comme ministre de l’Agriculture. Lors de la réunion du Conseil des ministres du 15 avril, « les bases générales des programmes de mesures économiques d’urgence » sont approuvées.

L’annexe 3 contient un ensemble de mesures visant à mettre en œuvre la réforme agraire à court terme, dont la « nationalisation globale des propriétés rurales qui, en tout ou en partie, sont situées dans les périmètres des aménagements hydro-agricoles réalisés avec des investissements publics », appartenant à des personnes physiques ou morales possédant plus de 50 ha de terres dans l’ensemble des périmètres », « l’expropriation des propriétés arides d’une superficie supérieure à 500 ha », « la création d’un système de crédit agricole d’urgence, personnel et naturel, pour répondre aux besoins des petits et moyens agriculteurs » et « la restitution des terres en friche à leurs utilisateurs légitimes »[10].

Dans ce nouveau contexte social, politique et militaire, le « Programme Économique et Social », qui comprenait des mesures de restructuration foncière visant à répondre à l’aggravation des conflits sociaux dans les campagnes du Sud entre salariés ruraux et agriculteurs, tel qu’il avait été rédigé fin 1974 par une équipe dirigée par Melo Antunes, et approuvé le 4 janvier 1975 par l’Assemblée du MFA et par le Troisième Gouvernement Provisoire le 5 février, perd l’espace politique nécessaire à sa mise en œuvre après le 11 mars. Le pays se tourne résolument vers la gauche.

Guidé par les orientations contenues dans l’annexe 3 des « bases générales » approuvées par le Conseil des ministres le 15 avril 1975, le ministère de l’Agriculture se donne pour mission de réaliser la réforme agraire réclamée dans les zones méridionales par les salariés ruraux, par une action basée sur deux vecteurs : le soutien aux petits et moyens agriculteurs et l’intervention dans les relations de propriété en vue de la liquidation des latifundia.

En ce qui concerne le premier aspect, outre la diffusion de l’augmentation des prix des produits agricoles à payer aux producteurs et la garantie de leur commercialisation, une ligne de crédit d’un montant total de cinq millions d’escudos [vingt-cinq millions d’euros] est créée pour les petits et moyens producteurs qui souhaitaient l’utiliser pour acheter des engrais, des aliments pour animaux, etc.[11].

En ce qui concerne l’intervention dans les propriétés agricoles de la zone de latifundia, des mesures législatives visant la nationalisation des propriétés rurales dans les périmètres d’irrigation et les terres arides sont annoncées pour un avenir proche. Leur mise en œuvre, selon Fernando Oliveira Baptista, se fera toujours en dialogue avec les travailleurs agricoles et les petits et moyens agriculteurs dans le cadre des Conseils Régionaux de la Réforme Agraire qui seront créés[12].

Dans le cadre de ce programme d’intentions, de mai à juin 1975, les Centres Régionaux de Réforme Agraire (CRRA) de Beja, Évora et Elvas sont créés par ordre du ministre de l’Agriculture et, le 3 juin, le Conseil des ministres examine un projet de décret-loi proposant la création de Conseils Régionaux de Réforme Agraire dans les districts de Lisbonne, Setúbal, Santarém, Castelo Branco, Portalegre, Évora et Beja.

Face à cette prise en charge par le IVe gouvernement provisoire d’une politique orientée vers la réalisation de la réforme agraire, les syndicats de travailleurs agricoles des régions méridionales assument cette responsabilité vis-à-vis de l’État et, dans une attitude de coopération avec le gouvernement, mettent même un terme à certaines tentatives d’occupation de terres nées de la pression exercée par les travailleurs temporaires afin de voir leur situation de chômage résolue.

Tout en défendant une réforme agraire ordonnée sous le contrôle des Conseils Régionaux de Réforme Agraire, les syndicats ruraux, ne pouvant plus calmer le mouvement social des salariés ruraux dans l’expectative, font pression sur le gouvernement pour qu’il mette en œuvre les mesures de réforme agraire annoncées.

Au début du mois de juin, la situation dans les campagnes du Sud semble claire. Soit le gouvernement légifère sur la réforme agraire et intervient dans les rapports de propriété, soit les travailleurs agricoles se dirigent vers les occupations.

Alors que le mois de juin 1975 s’écoule sans que les mesures annoncées soient appliquées, en raison des désaccords entre les forces politiques qui composent le IVe gouvernement provisoire, où les forces du PS se distinguent, le mouvement d’occupation des terres commence à se développer dans les grandes propriétés du sud du Portugal.

Occupations de terres dans la Zone d’Intervention de la Réforme Agraire

Le mouvement d’occupation des terres qui se développe tout au long de l’année 1975 couvre géographiquement les districts de Beja, Évora et Portalegre, les municipalités du sud du district de Setúbal, les municipalités d’Idanha-a-Nova et de Vila Velha de Ródão dans le district de Castelo Branco, les municipalités de Vila Franca de Xira et d’Azambuja dans le district de Lisbonne, onze municipalités dans le district de Santarém et treize paroisses dans le district de Faro, un territoire qui a pris le nom de ZIRA (zone d’intervention de la réforme agraire).

Dans ce processus d’occupations de terres, qui s’est déroulé tout au long de l’année 1975, trois phases peuvent être distinguées, qui seront caractérisées en fonction de l’évolution de la situation politique du pays et, par conséquent, de la politique agraire de l’État au cours de cette période.

Figure 1 : Portugal continental

ZIRA : Zone d’Intervention de la Réforme Agraire

a) Première phase d’occupations (jusqu’au 31 juillet 1975)

Cette première phase d’occupations, qui dure jusqu’à la fin du mois de juillet 1975 et qui s’est pratiquement limitée aux trois districts de l’Alentejo (Beja, Évora et Portalegre), ne connaît pas un grand essor, puisqu’elle ne représente que 13,5 % (156 353 hectares) du total des terres occupées par les travailleurs au cours de l’année (tableau I). Il s’agit d’initiatives lancées par des travailleurs agricoles temporaires dans des situations où il existe une menace sérieuse de chômage ou lorsque les salariés ruraux sont restés longtemps sans salaire, comme dans le district de Beja, ou lorsque le sabotage économique des propriétaires terriens menace la viabilité des exploitations.

Dans un climat de tension croissante entre les salariés ruraux et les entrepreneurs agricoles, les occupations de cette phase ne peuvent être dissociées d’un contexte où l’annonce par le IVe gouvernement provisoire de mesures visant à mettre en œuvre la réforme agraire est suivie de leur report, motivé par des divergences entre les partis qui composent le gouvernement.

Le report de la promulgation de la législation annoncée par l’État, conduisant à la mise en œuvre de la réforme agraire, comme la création des Conseils Régionaux pour la Réforme Agraire ou les lois pour l’expropriation et la nationalisation des grandes propriétés dans le sud, conduit également aux occupations de terres de cette phase, remplissant ainsi l’un des objectifs du mouvement des travailleurs agricoles : faire pression sur l’État pour instituer la réforme agraire, en respectant le texte rendu public.

C’est donc sous la pression du mouvement social des salariés ruraux, qui se traduit par la saisie des propriétés, que agraire sont approuvées le 7 juillet 1975 les lois de réforme, lors d’une réunion du Conseil des ministres du IVe gouvernement provisoire durant laquelle est absent le principal dirigeant du PS Mário Soares : le décret-loi 406-A/75, qui fixe les règles d’expropriation des propriétés rurales ; et le décret-loi 407-A/75, qui nationalise les terres bénéficiant d’aménagements hydro-agricoles

Tableau 1 : Mouvement d’occupation des terres dans les campagnes du Sud en 1975

Phases du Mouvement d’ OccupationsBeja  (1) Área (ha)  Évora  (2) Área (ha)  Portalegre (2) Área (ha)  Alentejo Total Área (ha) ZIRA  (2) Área (ha)  
1ª Phase Até 31/07/75    30.783  53.461  40.144  124.338 (12,7%)     156.353 (13,5%)
2ª Phase De 01/08/75 a 30/09/75  53.915  213.098  9.910  276.923 (28,1%)   309.338 (26,6%)
3ª Phase De 01/10/75 a 31/12/75  233.420  164.232  183.857  581.509 (59,2%)      696.743 (59.9%)
  Total  318.118  430.791  233.911  982.820 (100%)        1.162.434 (100%)
Sources :
(1) – Piçarra, Constantino, As Ocupações de Terras no Distrito de Beja, 1974-1975, Coimbra, Almedina, 2008.
(2) – Barros, Afonso, Do latifúndio à Reforma Agrária : o caso de uma freguesia do Baixo Alentejo, Lisbonne,  Fondation Calouste Gulbenkian, 1986.

b) Deuxième phase d’occupation (du 1er août 1975 au 30 septembre 1975)

Au début du mois d’août 1975, la situation dans les campagnes du Sud peut être caractérisée comme suit. D’une part, il existe un décret-loi approuvé par le Conseil des ministres (décret-loi n° 406-A/75), bien qu’il n’ait été transcrit au Journal Officiel que le 11 août, qui stipule que les propriétés rurales susceptibles d’être expropriées :

« a) appartiennent à des personnes physiques, à des sociétés ou à des personnes morales de droit privé, même si elles sont d’utilité publique, qui sont propriétaires, sur le territoire national, de propriétés rustiques qui, dans leur ensemble (…), correspondent à plus d’un kilomètre de terrain. Les propriétés rustiques qui, dans leur ensemble (…), correspondent à plus de 50 000 points[13] ou, indépendamment de cette exigence, dépassent une superficie de 700 hectares ; b) appartiennent à des personnes physiques, à des sociétés ou à des personnes morales de droit privé, même si elles sont d’utilité publique, qui se sont trouvées dans l’une des situations prévues, comme motif d’intervention, par le décret-loi n° 660/74, du 25 novembre, et la législation complémentaire ; c) sont en friche ou n’atteignent pas les niveaux minimaux d’utilisation établis et à établir par décret du ministère de l’Agriculture et de la Pêche ».

D’autre part, les responsables directs des exploitations agricoles visées par l’expropriation entament, dans certains cas, le processus de décapitalisation de ces exploitations, et l’approfondissent dans d’autres, pour la raison évidente qu’ils savent qu’elles vont changer de propriétaire. Dans ce contexte, le retard dans l’expropriation de ces propriétés rurales ne cause pas seulement un préjudice énorme à l’économie nationale, mais se traduit également par une augmentation du chômage des travailleurs ruraux. Cette situation signifie que de nombreux travailleurs, naturellement réticents à participer au mouvement d’occupation, sont désormais prêts à s’impliquer dans ces actions.

À cela s’ajoute l’existence d’un décret-loi qui prévoit l’expropriation des grandes propriétés. Les occupations à ce stade apparaissent donc aux yeux des travailleurs comme une sorte d’application anticipée de la loi. Il s’agit donc d’occupations à caractère nettement politique, dans la mesure où elles sont dirigées et contrôlées par les syndicats agricoles et où 276 923 hectares de terre sont occupés dans les trois districts de l’Alentejo, soit 28,1 % du nombre total d’occupations qui ont eu lieu sur ce territoire en 1975 (tableau I).

Il faut cependant noter que les occupations de cette deuxième phase ne se développent pas toujours au même rythme. Bien qu’elles aient augmenté au cours du mois de juillet, la période la plus intense se situe entre la fin du mois de juillet et le 11 août 1975, date à laquelle les décrets-lois sur les nationalisations et les expropriations foncières ont été publiés au Journal Officiel. Cette période correspond à la très forte lutte au sein du MFA pour le contrôle de la situation politique et militaire du pays entre l’aile dite modérée (le « Groupe des Neuf »), allié au PS, et la faction dirigée par Vasco Gonçalves, liée au PCP, qui aboutit à la victoire de cette dernière, ce qui conduit à la formation du cinquième gouvernement provisoire, qui prend ses fonctions le 8 août 1975.

C’est également au cours de cette phase d’occupation que l’État, par l’intermédiaire des Conseils Régionaux de la Réforme Agraire, fournit un effort important pour coordonner et aider les travailleurs ruraux à gérer les nouvelles unités de production – unités collectives de production (UCP) et coopératives – qui se mettent en place à la suite du mouvement d’occupation des terres.

Cependant, cette aide, qui consiste essentiellement en un soutien technique fourni par le ministère de l’Agriculture, n’est pas jugée suffisante par les syndicats agricoles, qui réclament des lignes de crédit, notamment pour payer les salaires des travailleurs intégrés dans ces nouvelles unités de production. En réponse à ces demandes, l’État accorde des crédits, non pas pour les salaires, mais pour l’achat de moyens de production, et crée une enveloppe budgétaire, gérée par le CRRA, dans le but de financer les exploitations gérées collectivement par les travailleurs où la poursuite du processus de production est compromise par le manque de capital.

Le 6 septembre 1975, le Cinquième Gouvernement provisoire tombe. Se met en place le sixième, dirigé par l’amiral Pinheiro de Azevedo. À ce moment-là, et parce que les changements politiques au niveau de l’État ne sont pas indifférents à l’avenir de la réforme agraire, les syndicats agricoles accentuent immédiatement la pression du mouvement social des salariés ruraux sur le gouvernement, en exigeant un soutien financier aux nouvelles unités de production, en particulier pour le paiement des salaires.

Ce bras de fer entre les syndicats et le gouvernement aboutit à la promulgation du décret-loi 541-B/75 du 27 septembre, qui élimine les difficultés d’accès au crédit pour les UCP (Unités Collectives de Production) et les coopératives. Le 29 septembre, sur ordre du secrétaire d’État à la Structuration Agraire, António Bica, le crédit agricole d’urgence est étendu aux exploitations dirigées par des travailleurs et peut être utilisé pour le paiement des salaires.

Deux jours plus tard, le 1er octobre 1975, la troisième et dernière phase d’occupation des terres commence dans les campagnes du Sud.

c) Troisième phase d’occupation (du 1er octobre 1975 au 31 décembre 1975)

Une fois le crédit obtenu pour payer les salaires des travailleurs des nouvelles unités de production, 693 743 hectares de terres sont passés sous le contrôle des salariés ruraux, d’octobre à fin 1975, avec un pic en octobre ce qui représente 59,9% du nombre total d’occupations réalisées en 1975 (tableau I).

L’explication de l’ampleur des occupations dans cette phase est sans doute la possibilité créée par le Sixième Gouvernement provisoire d’utiliser les fonds de crédit agricole d’urgence pour payer les salaires des travailleurs des fermes collectives. Mais il y a d’autres raisons à cela.

Octobre est le mois des semailles. La non-exécution de cette tâche agricole poserait des problèmes de chômage extrêmement graves non seulement pendant l’automne/hiver 1975, mais aussi au printemps/été de l’année suivante. Puisque les entrepreneurs, auxquels le décret-loi d’expropriation est suspendu, ne veulent pas effectuer les semailles, les travailleurs ruraux, pour assurer leur emploi, se déplacent pour occuper les terres dans un mouvement concerté organisé par les syndicats agricoles.

D’autre part, il apparaît clairement aux organisations de travailleurs agricoles que la formation du Sixième Gouvernement provisoire représente un glissement à droite de la situation politique et militaire du pays. La formation du gouvernement dirigé par l’amiral Pinheiro de Azevedo et les mouvements au sein du MFA font craindre, au début du mois d’octobre 1975, une rupture du processus révolutionnaire, avec toutes les implications que cela aurait pour la réforme agraire telle qu’elle avait été développée par les Quatrième et Cinquième Gouvernements provisoires.

Un symptôme de cette nouvelle orientation est la publication du décret-loi 588/75, du 21 octobre, qui ouvre la possibilité aux personnes liées à l’Estado Novo d’être élues aux conseils d’administration des coopératives agricoles, ce qui culminera en 1976, c’est-à-dire après le 25 novembre 1975, avec le remplacement des dirigeants de la CRRA et la publication du décret-loi 236-A/76, du 5 avril, qui élimine le sabotage économique comme motif d’expropriation et étend le droit de réserve à tous les propriétaires terriens.

Ainsi, la prise de conscience, au début du mois d’octobre 1975, de la possibilité réelle que le pays glisse vers la droite, comme cela a été le cas effectivement, conduit non seulement à la troisième phase du mouvement d’occupation, mais pousse également les syndicats agricoles à réorganiser les exploitations contrôlées par les travailleurs, en les regroupant dans des UCP.

L’ampleur des occupations de terres en octobre conduit les travailleurs à s’emparer des fermes de certains petits et moyens propriétaires terriens qui étaient entrés en litige avec les comités syndicaux locaux parce qu’ils avaient été ciblés pour la répartition des travailleurs, se retrouvant ainsi avec des salaires qu’ils ne pouvaient pas payer. D’autre part, au cours de cette troisième phase d’occupations, les propriétés louées à de petits fermiers et métayers passent sous le contrôle des travailleurs.

L’occupation des terres de certains de ces petits et moyens propriétaires, combinée à la position défendue par la direction des nouvelles unités de production, qui est d’intégrer ces petits fermiers ou métayers comme salariés ruraux, fait que ces petits et moyens producteurs regardent l’avenir avec appréhension. Ce fait sera amplifié et dramatisé par le bloc conservateur, composé de tous ceux qui s’opposent à toute modification des rapports de production dans les campagnes du Sud.

Cela entraîne l’instabilité et la peur des petits producteurs face au processus de réforme agraire, utilisées par le PS et les grands propriétaires terriens pour séduire les classes moyennes de la société rurale du Sud du pays. Le rassemblement d’environ 2000 petits agriculteurs à Beja le 24 octobre 1975, dirigé par des militants du PS, est un bon exemple du divorce qui est en train de se créer entre la réforme agraire, telle qu’elle était mise en œuvre par les UCP, et les petits et moyens agriculteurs, qui constituaient une base sociale de soutien dans les campagnes du Sud pour la mise en œuvre de diverses mesures législatives visant à démanteler la réforme agraire réalisée par le Sixième Gouvernement Provisoire et, plus tard, par le Premier Gouvernement Constitutionnel[14].

Les nouvelles unités de production issues du mouvement d’occupation des terres

Une fois les propriétés occupées, les travailleurs temporaires et permanents se réunissent en assemblée plénière et élisent un comité qui, à partir de ce moment, gère l’exploitation. Il s’agit donc d’une solution organisationnelle de nature collectiviste.  

Ainsi, dans un premier temps, la superficie de ces nouvelles unités de production coïncide avec celle des exploitations qu’elles occupent. C’est le choix naturel des salariés ruraux. Lorsqu’il est nécessaire de doter ces exploitations gérées collectivement par les travailleurs d’une organisation formelle qui leur permette d’être légalisées par le gouvernement, afin qu’elles puissent accéder aux différents soutiens de l’État, y compris le crédit, des « Fermes Collectives », des « Pré-Coopératives » et des « UCP » sont constituées.

Ces différentes solutions, qui ne diffèrent qu’en apparence, ne suivent aucun modèle. Comme le processus d’expropriation ne se fait pas à l’initiative du gouvernement et qu’il n’est pas dirigé par lui, il n’y a pas d’idée claire sur le type d’organisation ou de statut juridique dont les nouvelles unités de production devraient se doter. C’est ce que reconnaît le préambule du décret-loi n° 406-A/75 du 29 juillet, qui précise que « le régime des nouvelles formes d’organisation de la production et la définition d’un nouveau statut juridique pour les terres, les eaux et les forêts, dans lequel leur attribution, leur utilisation, leur possession et leur circulation sont réglementées, seront renvoyés à la législation future ».

En conséquence, toutes les solutions organisationnelles adoptées par les travailleurs sont acceptées par l’État. Jusqu’en octobre 1975, c’est-à-dire jusqu’au début de la troisième phase des occupations, les « Pré-coopératives », les « Domaines Collectifs » et les « UCP » désignent une même réalité dont la principale caractéristique commune est de correspondre, en termes de superficie, aux exploitations agricoles occupées.

Au cours de la troisième phase des occupations, à partir de la fin du mois d’octobre, cette situation va cependant changer de manière importante. À l’initiative des syndicats agricoles, un processus de concentration des exploitations occupées en grandes unités de production appelées UCP, qui correspondent approximativement aux terres arables entourant un village ou une paroisse, s’est mis en place. Les travailleurs des terres occupées ont réagi de différentes manières à cette initiative des syndicats.

Dans les cas où la terre est fertile, en particulier lorsqu’elle est irriguée, et où une petite zone s’avère très productive, les salariés ruraux résistent fortement à l’idée d’adhérer au modèle proposé par les syndicats. Dans ces situations, soit les coopératives déjà constituées se poursuivent, soit d’autres sont créées sous ce nom ou sous celui de « fermes collectives ».

Sur les terres arides le processus de concentration des exploitations agricoles se développe plus facilement, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de résistance de quelque nature que ce soit. En effet, de nombreuses exploitations ne sont pas immédiatement intégrées dans les UCP mises en place dans leurs paroisses respectives, mais ne le sont que plus tard, après des processus de discussion plus ou moins longs.

On peut donc conclure que la concentration des exploitations contrôlées par les travailleurs dans des structures de production à grande échelle n’est pas l’option naturelle pour les salariés ruraux. C’est pourtant la solution qui prévaut dans les campagnes du Sud.

Pour expliquer cette réalité, il est courant d’évoquer l’action politique du PCP, qui aurait implanté dans les campagnes du Sud un modèle d’inspiration soviétique, basé sur de grandes unités de production sous la tutelle de l’État, capables, grâce à l’utilisation de la technologie, de développer au maximum les forces productives et où les travailleurs bénéficient de bons salaires et d’une garantie d’emploi.

Il est indéniable que c’est bien le modèle du PCP, tout comme il est indéniable que le PCP est très présent parmi les salariés ruraux et qu’il domine la direction des syndicats. Mais ce fait n’explique pas tout, notamment les raisons pour lesquelles les travailleurs agricoles renoncent à leur choix naturel en matière de dimensionnement des nouvelles structures de production pour accepter la proposition qui leur est faite par les syndicats.

Dans la majorité des exploitations agricoles, en particulier dans les grandes exploitations arides, les travailleurs occasionnels prédominent et sont bien plus nombreux que les travailleurs permanents. Cependant, les travailleurs occasionnels n’ont pas de patron. Ils travaillent là où il y a du travail, bien que leur mobilité soit limitée aux fermes situées autour du village ou de la ville où ils vivent. Pour eux, la taille des nouvelles exploitations n’a pas d’importance, tant qu’on leur garantit ce pour quoi ils se sont toujours battus : un emploi.

Ce sont donc les travailleurs occasionnels, majoritaires dans les grandes propriétés, qui sont les plus réceptifs à l’acceptation de la concentration des propriétés, non seulement parce qu’elle leur est relativement indifférente, mais aussi et surtout parce qu’une telle solution est celle qui favorise la garantie de l’emploi et résout le mieux les problèmes liés à la gestion des terres qu’ils occupent. Compte tenu du faible nombre de travailleurs ayant une expérience dans la gestion d’entreprises agricoles, le processus de concentration permet de doter les différentes exploitations d’une gestion avec un minimum de compétences techniques.

En résumé, le mouvement d’occupation des terres qui a eu lieu dans les campagnes du Sud en 1975 a abouti à la création de deux types de nouvelles unités de production : les UCP et les coopératives agricoles. Il existe également un troisième type, les domaines étatiques gérés par une commission administrative nommée par le gouvernement, mais leur nombre n’est pas significatif.

En ce qui concerne la gestion des UCP, le système adopté est celui des comités de gestion élus par les travailleurs. Ces comités étant élus lors d’une assemblée générale, rien ne s’oppose en théorie à ce qu’ils soient composés de travailleurs d’une même exploitation. Dans la pratique, ce n’est pas le cas. En règle générale, les conseils d’administration des UCP sont composés de délégués des comités de travailleurs existant dans chacune des exploitations qui composent l’unité de production.

Les coopératives agricoles, de taille modeste, ne sont pas le fruit d’un processus de concentration de la propriété, de sorte que le territoire qu’elles occupent coïncide avec celui des exploitations initialement contrôlées par les salariés ruraux.

Bien que les UCP et les coopératives aient des modèles différents de gestion et d’organisation des travailleurs, elles fonctionnent en pratique de manière très similaire, puisque dans les deux cas, les travailleurs reçoivent un salaire fixe et que les coopératives ne versent pas aux coopérateurs des salaires supplémentaires basés sur les bénéfices.

Cet aspect du salaire fixe comme seule et unique forme de paiement pour les travailleurs des nouvelles unités de production est, en soi, révélateur de l’identité des protagonistes des occupations de terres et des objectifs qui les motivent. Il semble évident que la prédominance du salaire fixe sur toute autre forme de rémunération est une preuve supplémentaire que le mouvement d’occupation des terres dans les zones méridionales trouve son origine dans la lutte pour l’emploi et que ses protagonistes sont des travailleurs temporaires qui, dans tout ce processus, voient le seul espoir possible d’une vie meilleure.

Par la suite, étant donné la nécessité pour la Constitution de la République portugaise, en 1976, de couvrir ces nouvelles unités de production, la solution trouvée a été de distinguer les « coopératives de travailleurs ruraux et de petits agriculteurs » de ce qui est classé comme « autres unités d’exploitation collective des travailleurs », une catégorie qui inclut les UCP qui, en vertu de l’article 89 de la Constitution, font partie du secteur public. Cependant, l’article 90 les inclut, avec les coopératives, dans la « propriété sociale », dont sont exclues les « unités de production gérées par l’État et d’autres personnes morales publiques ».

Cette nature juridique des UCP, très ambiguë, ne sera résolue que plus tard, lorsqu’elles seront légalisées en tant que « Sociétés Coopératives ».  

Conclusion

Le 25 avril 1974, dans un contexte de paralysie des forces répressives de l’État, un puissant mouvement social de salariés ruraux s’est constitué dans les campagnes du Sud. Il a immédiatement présenté aux grands propriétaires terriens, organisés dans l’ALA et dirigés par l’élément capitaliste de l’agriculture du Sud du pays, un ensemble de revendications dont les principales étaient l’augmentation des salaires et la garantie de l’emploi.

De la lutte sociale qui s’ensuivit, durant l’été 1974, il ressort que le chômage rural est le point de désaccord le plus important entre les travailleurs et les patrons agricoles. C’est donc cette aspiration majeure des travailleurs ruraux temporaires, et la lutte qui en découle, associée à la résistance des agriculteurs à accepter des chômeurs dans leurs exploitations, dans un contexte de grandes propriétés sous-exploitées, qui met au centre des revendications des travailleurs agricoles la demande d’expropriation des grandes propriétés et des grandes entreprises capitalistes. Celle-ci est en effet considérée comme la seule voie possible pour accéder au plein emploi, conviction renforcée par l’intervention ponctuelle de l’État dans certaines propriétés en vertu du décret-loi n° 660/74.

Fidèles à cet objectif, les travailleurs ruraux des campagnes du Sud, organisés en syndicats de district dont les directions sont politiquement alignées sur le PCP, suivent de près, par anticipation, la nouvelle politique agraire de l’État résultant de la situation politico-militaire qui a émergé à partir du 11 mars 1975 et, face aux retards et aux reports dans la promulgation des mesures de réforme agraire annoncées, en raison des divergences au sein du IVe gouvernement provisoire, ils s’orientent vers l’occupation des terres comme forme de pression sur le pouvoir politique.

Cependant, même après la publication des soi-disant « lois de réforme agraire » le 11 août 1975, déjà sous le Vème Gouvernement Provisoire, le mouvement d’accaparement des terres ne ralentit pas. En effet, dans un contexte où l’expropriation réalisée par l’État en vertu du décret-loi 406-A/75 est particulièrement lente, ce qui va donner lieu à des processus de décapitalisation des exploitations visées par l’expropriation, avec des répercussions inévitables sur le chômage rural à long terme, les travailleurs intensifient leurs occupations, désormais perçues comme une sorte d’application anticipée de la loi.

Pour illustrer cela, une analyse comparative des tableaux I et II montre que, pour le district de Beja, Alentejo, sud du Portugal, il existe une différence significative entre la zone occupée par les travailleurs et la zone expropriée par l’État en 1975. Ainsi, alors que les salariés ruraux de ce district ont accaparé 318 118 hectares de terres cette année-là, l’État n’a exproprié que 70 140 hectares.

Tableau II : Superficie expropriée par l’État dans le district de Béja (hectares)

ConcelhosPortaria 705/75 de 28/11/75(1)Portaria 721/75 de 4/12/75(2)Portaria 740/75 de 13/12/75(3)Portaria 301/76 de 15/5/76(4)Portaria 442/76 de 22/7/76(5)Portaria 492/76 de 6/8/76(6)  Total
Almodôvar196,9196,9
Aljustrel752,61.034,875800,2251.514,464.102,16
Alvito378,656.246,20051.090,78751.785,8433,349.934,778
Barrancos5.234,38252.366,1851.173,558.774,1175
Beja4.794,61.010,6755.805,275
Castro Verde884,96963.112,8798897,7751.094,835.990,4544
Cuba4.468,04255.017,8475731,2752.818,30251.272,5514.308,018
Ferreira do Alentejo2.157,9354.075,28751.374,26752.427,46510.034,955
Mértola3.759,291617.189,4419.137,1551.570,48375.200,172436.856,544
Moura8.467,33317.980,39477.663,61092.734,019926.782,684
Odemira2.622,08752.622,0875
Ourique5.200,6574329,1754.794,81895,111.219,742
Serpa1.383,0251.474,2125791,23755.421,17.411,39416.440,97
Vidigueira2.013,72352.406,15652.079,0352.332,53752.387,65951.322,04912.541,161
Total3.396,748517.097,76849.645,646742.895,11726.187,63426.489,605165.712,52
(1) D.G. I Série, n° 276, du 28/11/75.
(2) D.G. I Série, n° 280, du 4/12/75.
(3) D.G. I Série, n° 283, du 13/12/75.
(4) Journal officiel série I, n° 114, du 15/5/76.
(5) Journal officiel série I, n° 170, du 22/7/76
(6) Journal Officiel série in n°183, du 6/8/76

Lors de l’entrée en fonction du Sixième Gouvernement provisoire en septembre 1975, les salariés ruraux et leurs syndicats comprennent que dans le nouveau cadre politique créé entre-temps, il est important de rendre la réforme agraire irréversible sur le terrain, et c’est ainsi qu’au cours du mois d’octobre 1975, un mouvement d’occupations de terres d’une ampleur sans précédent se développe sur l’ensemble du territoire de la ZIRA, favorisé par la possibilité offerte par l’État d’utiliser le crédit agricole d’urgence pour payer les salaires des travailleurs des nouvelles unités de production créées sur les terres occupées.

C’est également au cours de cette troisième phase d’occupation que les exploitations occupées par les travailleurs sont réorganisées en coopératives et UCP, la solution dominante, et qu’un fossé se crée entre les travailleurs agricoles, organisés dans les nouvelles unités de production, et les petits et moyens exploitants. Bien que les syndicats, et avec eux le PCP, force politique hégémonique parmi les salariés ruraux des campagnes du sud, défendent politiquement l’alliance entre les travailleurs agricoles et les classes intermédiaires de la société rurale du Sud du pays, l’avenir économique qui se dessine dans la pratique refuse tout rôle important à la petite production.

Néanmoins, et en guise de synthèse finale, il est important de souligner que, grâce à un puissant mouvement d’occupations de terres sur le territoire de la ZIRA, les travailleurs se sont appropriés 1 162 434 hectares de terres (tableau I), ce qui concrétise et fait de la réforme agraire une réalité, dans le cadre de laquelle ont été créées environ un demi-millier de nouvelles unités de production gérées collectivement par les travailleurs, employant 71 776 salariés ruraux (46 257 hommes et 25 529 femmes)[15], ce qui représente un changement si profond des rapports de production jusqu’alors dominants dans les campagnes du Sud que l’on peut parler à juste titre d’une « révolution dans la révolution ».

Bibliographie

Baptista, Fernando Oliveira, Portugal 1975 – Os campos, Porto, Edições Afrontamento, 1978

Idem, O Alentejo : a questão da terra, Castro Verde, 100Luz, 2010.

Barros, Afonso de, Do latifúndio à reforma agrária, o caso duma freguesia do Baixo Alentejo, Oeiras, Instituto Gulbenkian da Ciência, 1986.

Bica, António, Agricultura e Reforma Agrária em Portugal 1974, Porto, Edições Inova, 1975.

Cardoso, Lopes, Aluta pela reforma agrária, Lisbonne, Edições Diabril, 1976.

Carvalho, Lino de, Reforma Agrária : da utopia à realidade, Oporto, Campo das Letras, 2004.

Fernandes, Blasco Hugo, Reforma agrária, contributo para sua história, Lisbonne, Seara Nova, 1978.

Piçarra, Constantino, As Ocupações de Terras no Distrito de Beja, 1974-1975, Coimbra, Almedina, 2008.

*

Constantino Piçarra est directeur et technicien supérieur de l’entreprise Dialogoriginal, Bibliotecas, Museus e Arquivos, Lda, où il réalise la restructuration du projet du Musée de la ruralité de la municipalité de Castro Verde et coordonne les travaux d’inventaire et de catalogage des archives de l’Union des Agriculteurs de cette municipalité.

Il est chercheur à l’Institut d’histoire contemporaine de NOVA/FCSH. Diplômé en histoire de l’Université de Lisbonne (1983), il a effectué un doctorat en histoire contemporaine, avec une thèse sur la révolution et la contre-révolution dans les campagnes portugaises en 1975-1977 (2022). Ses recherches portent sur la question agraire au 20e siècle portugais, les luttes sociales dans les campagnes au cours de la même période et le processus révolutionnaire qui a suivi le 25 avril 1974.

Notes

[1] Cf. Diário do Alentejo, de 27/05/1974 e Baptista, Fernando Oliveira, Portugal 1975 – Os Campos, Porto, Edições Afrontamento, 1978, p. 17.

[2] No distrito de Beja, Alentejo, Sul de Portugal, os trabalhadores aDans le district de Beja, dans l’Alentejo, au sud du Portugal, les travailleurs agricoles reçoivent 160 dollars pour les hommes et 120 dollars pour les femmes pour une journée de travail de 8 heures, contre 80 dollars et 45 dollars respectivement en 1973 (Estatísticas Agrícolas para o distrito de Beja, 1976) et une garantie d’emploi pour tous les hommes et toutes les femmes chefs de famille.

[3] Cf. Diário do Alentejo, de 27/05/1974 e Baptista, Fernando Oliveira, Portugal 1975 – Os Campos, Porto, Edições Afrontamento, 1978, p. 17.

[4] Le décret-loi 660/74 donne au gouvernement le droit d’intervenir, après enquête, dans les « entreprises privées individuelles ou collectives » dont le fonctionnement ne contribue pas « normalement au développement économique du pays ».

[5] Cf. Diário do Alentejo, de 28/01/1975.

[6] Cf. A Capital, 10/01/1975.

[7] Cf. Conclusões da I Conferência dos Trabalhadores Agrícolas do Sul promovida pelo PCP, in “Diário do Alentejo”, de 13/02/1975.

[8] Cf. Boletim Informativo das Forças Armadas, de 26/11/1974.

[9] Cf. Diário do Alentejo, de 11/06/1975.

[10] Cf. Decreto-lei n.º 203-C/75, de 15 de Abril.

[11] Cf. Decreto-lei n.º 251/75, de 23 de Maio.

[12] Cf. A Capital, de 07/05/1975.

[13] Le score de chaque exploitation est déterminé par un tableau dans lequel chaque hectare de terre se voit attribuer un certain nombre de points en fonction du type de culture et de la qualité du sol.

[14] Cf. Diário de Notícias, de 25/10/1975.

[15] Cf. Carvalho, Lino de, Reforma Agrária: da utopia à realidade, Porto, Campo das Letras, 2004.

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