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À rebours de l’idéologie coloniale qui imprègne la grande majorité du personnel politique et médiatique français, Contretemps se rattache à la tradition anticoloniale de la gauche française des années 1960 et 1970, marquée par l’engagement des militants pour l’Algérie indépendante. Dans le cadre du soutien à la lutte du peuple palestinien, nous proposons à nos lecteurs·rices des textes d’information et de réflexion sur la situation actuelle en Palestine. 

Cet article de Gilbert Achcar a d’abord été publié en anglais sur son blog, au lendemain de l’offensive des forces armées palestiniennes dirigées par le Hamas. Contretemps propose à ses lecteurs·rices la version française.

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La contre-offensive lancée par le Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, au lendemain du 50e anniversaire d’une autre attaque surprise arabe contre Israël – la guerre d’octobre 1973 – est un exploit bien plus spectaculaire que cette dernière. Alors qu’il y a cinquante ans, les deux États arabes, l’Égypte et la Syrie, lançaient une guerre conventionnelle pour tenter de récupérer les territoires qu’Israël leur avait pris six ans plus tôt lors de la guerre de juin 1967, la nouvelle contre-offensive lancée par le Hamas évoque l’audace du David biblique dans son combat contre le géant Goliath. Combinant des moyens aériens, maritimes et terrestres rudimentaires – l’équivalent de la fronde de David – les combattants du Hamas ont exécuté une offensive surprenante et très audacieuse tout au long de la zone frontalière entre la bande de Gaza et l’État israélien.

De la même manière que la suffisance arrogante d’Israël face à ses voisins arabes fut brisée en 1973, la sécurité et l’impunité qu’il tenait pour acquises dans ses relations avec le peuple palestinien et dans sa lutte contre la guérilla palestinienne ont été gravement et irréversiblement compromises. De ce point de vue, la contre-offensive d’octobre du Hamas constitue pour la population et l’État d’Israël un puissant rappel de leur vulnérabilité et du fait qu’il ne peut y avoir de sécurité sans paix et de paix sans justice.

Quoiqu’on pense de la décision du Hamas de lancer une opération aussi massive contre l’État israélien, déclenchant ainsi inévitablement des représailles meurtrières massives de la part de son gouvernement et l’incitant à tenter de liquider le Hamas et ses alliés dans la bande de Gaza, au prix d’un coût énorme pour les civils, il n’en demeure pas moins que cette contre-offensive a déjà et sans aucun doute porté un coup dur à l’insupportable arrogance du gouvernement raciste d’extrême droite israélien et à sa conviction qu’Israël pourrait un jour atteindre un état « normal » de coexistence avec son environnement régional tout en persécutant le peuple palestinien et en lui infligeant une Nakba prolongée combinant dépossession territoriale, nettoyage ethnique et apartheid.

Non moins insupportable est la précipitation avec laquelle les gouvernements occidentaux (et un gouvernement ukrainien qui aurait dû mieux savoir ce qu’est une lutte légitime contre une occupation étrangère) ont exprimé leur solidarité avec Israël, en contraste très fort avec leurs réactions en sourdine aux attaques brutales d’Israël contre la population palestinienne. Le drapeau israélien a été projeté sur la porte de Brandebourg à Berlin dans la soirée du 7 octobre dans une démonstration méprisable de flagornerie envers l’État d’Israël, la marque habituelle d’une quête mal placée de rédemption allemande pour les crimes nazis contre les Juifs européens par un aval donné aux crimes d’Israël contre les Palestiniens. Cela devient encore pire au moment où le gouvernement israélien se compose de toute la gamme des forces juives d’extrême droite, y compris des personnes qu’un éminent historien israélien de l’Holocauste n’a pas hésité à qualifier à juste titre de néo-nazis dans Haaretz !

Non moins méprisables sont les tentatives visant à « analyser » l’offensive du Hamas comme un complot iranien visant à faire dérailler le rapprochement en cours, parrainé par les États-Unis, entre le royaume saoudien et l’État israélien. Même s’il était vrai que Téhéran souhaite faire dérailler ce rapprochement au lieu de l’utiliser pour renforcer sa propre revendication de monopole sur l’antisionisme, une hypothèse qui est en effet très discutable, ce déni de l’autonomie palestinienne par le biais d’une théorie du complot est l’équivalent exact des réactions de gouvernement oppresseurs aux révoltes populaires. Il postule qu’il n’existe aucune raison suffisante pour que les peuples opprimés se révoltent contre leur oppression et, donc, que ces révoltes sont nécessairement inspirées par la main invisible d’un quelconque gouvernement étranger.

Quiconque connaît ce que le peuple palestinien endure depuis des décennies et est conscient du genre de prison à ciel ouvert qu’est devenue la bande de Gaza, depuis qu’elle a été occupée en 1967 puis évacuée par les troupes israéliennes en 2005 – une prison à ciel ouvert qui est périodiquement la cible de « tirs aux pigeons » meurtriers israéliens – on peut facilement comprendre que la seule raison pour laquelle un acte de bravoure quasi-désespéré comme la dernière opération du Hamas ne se produit pas plus fréquemment est l’énorme disproportion militaire entre le David palestinien et le Goliath israélien. La dernière contre-offensive de Gaza fait plutôt penser au soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943.

Il ne fait aucun doute que ce nouveau chapitre se terminera par un coût terrible pour les Palestinien.ne.s en général, les Gazaoui.e.s en particulier et spécifiquement le Hamas – bien plus élevé que le coût enduré par les Israélien.ne.s, comme cela a été infailliblement le cas dans chaque round de combats entre Israël et les Palestiniens. Et s’il n’est pas difficile de comprendre la logique du « ras-le-bol » qui sous-tend la contre-offensive du Hamas, il est beaucoup plus douteux qu’elle contribue à faire avancer la cause palestinienne au-delà du coup porté à la confiance en soi d’Israël mentionné ci-dessus. Cela aura été réalisé à un coût fortement disproportionné pour les Palestinien.ne.s.

L’idée même qu’une telle opération, aussi spectaculaire soit-elle, puisse aboutir à une « victoire » ne peut être inspirée que par le type religieux de pensée magique qui caractérise un mouvement intégriste comme le Hamas. La diffusion par son service d’information d’une vidéo montrant les dirigeants du mouvement priant pour remercier Dieu au matin du 7 octobre est une bonne illustration de ce type de pensée. Malheureusement, aucune magie ne peut changer quoi que ce soit à la supériorité militaire massive d’Israël : le résultat de la nouvelle guerre en cours contre Gaza sera certainement dévastateur.

Les attentats du 11 septembre qui ont frappé New York et Washington ont porté un coup spectaculaire à l’arrogance des États-Unis. Au bout du compte, ils ont considérablement accru la popularité de George W. Bush et lui ont permis de lancer 18 mois plus tard l’occupation de l’Irak qu’il ambitionnait. De même, la contre-offensive d’octobre du Hamas a déjà réussi à réunifier une société et un système politique israéliens auparavant profondément divisés. Elle permettra à Benjamin Netanyahu de mettre en œuvre ses plans les plus féroces visant à infliger une terreur massive aux Palestinien.ne.s afin de précipiter leur déplacement forcé.

D’autre part, si les dirigeants du Hamas avaient parié sur le Hezbollah libanais – et l’Iran derrière lui – pour qu’il rejoigne la guerre à un niveau qui mettrait réellement Israël en posture difficile, ce pari serait effectivement très risqué. Car non seulement il est loin d’être certain que le Hezbollah prendrait le risque élevé d’entrer massivement dans une nouvelle guerre avec Israël, mais une telle situation, si elle devait se produire, amènerait inévitablement Israël à recourir sans retenue à sa puissance de destruction massive (qui comprend des armes nucléaires), provoquant ainsi une catastrophe d’une ampleur inouïe.

Contre un oppresseur de loin supérieur en moyens militaires, la seule façon véritablement efficace de lutter pour le peuple palestinien est de choisir le terrain sur lequel il peut contourner cette supériorité. Le point culminant de l’efficacité de la lutte palestinienne a été atteint en 1988, lors de la Première Intifada, au cours de laquelle les Palestiniens ont délibérément évité de recourir à des moyens violents. Cela a conduit à une profonde crise morale dans la société et la classe politique israéliennes, y compris dans les forces armées, et a été un facteur clé conduisant le gouvernement israélien de Rabin-Peres à négocier les accords d’Oslo de 1993 avec Yasser Arafat – aussi défectueux qu’ils aient pu être, en raison de la tendance du leader palestinien à se satisfaire de vœux pieux.

La lutte palestinienne doit s’appuyer principalement sur une action politique de masse contre l’oppression, l’occupation et l’expansion coloniale d’Israël. La nouvelle résistance armée clandestine organisée par les jeunes Palestiniens à Jénine ou à Naplouse peut être un adjuvant efficace au mouvement populaire de masse, à condition qu’elle soit fondée sur la priorité de ce dernier et conçue de manière à l’encourager. Le soutien régional sur lequel le peuple palestinien doit compter n’est pas celui de gouvernements tyranniques comme celui de l’Iran, mais celui des peuples qui luttent contre ces régimes oppressifs. C’est là que réside potentiellement la véritable perspective de libération palestinienne, qui doit être combinée avec l’émancipation de la société israélienne elle-même de la logique du sionisme qui a inexorablement produit la dérive incessante de son système politique vers la droite extrême.

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Illustration : Gaza, Palestine. 7 octobre 2023.

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